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Jean M. Ollivier | all galleries >> Forties >> L'escalade dans les années 1940 > Capéran de Tortes par l'Ouest
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1947 Broise (Cl. Altitude n°12, 1948)

Capéran de Tortes par l'Ouest

Gourette

Pyrénéisme d’aujourd’hui (1947)
Evolution ou régression ?

Par R. Ollivier (GPHM) et M. Jeannel (GDJ)

Nous avons connu une époque, pas encore bien lointaine, où la montagne semblait rendre meilleurs ceux qui l'abordaient. On croyait, et certains rêveurs le croient encore, que la contemplation d'un monde grandiose et orné de toutes sortes de merveilles, que la lutte solitaire contre la nature farouche, sans autres témoins que les aigles, les choucas et les compagnons auxquels vous liaient des sentiments fraternels, ne pouvaient qu'élever l'esprit des hommes et les purifier de toutes les tares, de toutes les mesquines rivalités des bas pays. De Russell à Guido Lammer, combien se sont bercés de cette illusion, le premier prêchant qu'au dessus de 2.000 mètres, l'homme ne hissait avec lui que ses meilleures qualités, l'autre professant que l'alpinisme serait une « Fontaine de Jouvence pour des millions d'hommes ». Nous aussi, nous y avons cru, en un temps qui n'est pas vieux, où le seul fait de gravir les cimes par quelque itinéraire que ce fut, suffisait à créer le courant de sympathie.
Qu'en est-il aujourd'hui ? Une foule s'est ruée sur les montagnes. En est-elle devenue meilleure ? Il est bien à craindre que non. Russell, Guido Rey, Guido Lammer, Jean Arlaud et même nous avons notre part de responsabilité dans cette invasion. Nous la souhaitions : nous espérions agrandir la famille des montagnards ; et puisque celle-ci était sympathique, nous nous imaginions que les nouveaux venus le seraient aussi. Ainsi, pensions-nous, seraient touchés par la grâce de la magicienne ceux qui ne soupçonnaient pas le monde passionnant de la montagne; ainsi, pensions-nous, coulerait la « Fontaine de Jouvence » pour les premiers de ces millions d'hommes auxquels la promettait Guide Lammer. Nous espérions élever cette foule au niveau moral des montagnards des temps héroïques et lui donner, comme le souhaitait Georges Cadier, « une âme de sommets ». En fait, elle a gardé une âme plutôt terre-à-terre ; sa folle vanité s'emploie à raboter les montagnes à son niveau, qui n'est pas loin de zéro et quelquefois au-dessous. Et nous constatons le résultat inverse de celui que nous cherchions : la montagne n'a pas élevé la foule, mais la foule a apporté, dans le monde des montagnards, ses pires défauts, parmi lesquels brillent d'un éclat particulier la mauvaise foi, la basse rivalité, la jalousie et le sot orgueil. Ô ! Prosélytes de la montagne, pour un échec, c'est un échec !
Ici, il nous paraît nécessaire d'ouvrir une parenthèse. Nous accusons en bloc, et ce n'est pas juste. Il est des jeunes — nous en connaissons quelques-uns et souhaitons qu'il y en ait beaucoup — qui ont su s'assimiler le bon esprit traditionnel ou qui, fils de montagnards, ont su le conserver. Ceux-là ne font pas beaucoup de bruit. Ils ne donnent malheureusement pas le ton. Et si, parfois, ils se font entendre, c'est avec discrétion et mesure. Ce n'est pas à eux que nous nous adressons, mais aux « Philistins » qui empoisonnent l'atmosphère des altitudes.
La race des « Philistins » a évolué. Autrefois, on désignait sous ce vocable, d'une part, ceux incapables de rien comprendre à la beauté du Pyrénéisme, d'autre part, les impuissants, inaptes à rien entreprendre de sérieux en montagne. Pendant longtemps, ces deux définitions se sont confondues. Il suffisait aux nouveaux venus, pour n'être plus qualifiés de « philistins », de faire quelques belles courses en haute moyenne, voire basse montagne, de savoir en parler comme il convenait et de montrer, envers les collègues, la correction qui était de mise.
Plus tard, quand les voies normales furent un peu envahies, on crut que l'escalade difficile constituerait un barrage suffisant pour provoquer une sélection morale. Jean Santé nous confia souvent que c'était là son opinion et les faits lui donnèrent raison pendant un certain temps. Ce n'est plus vrai maintenant. La deuxième définition n'a plus d'objet : les « Philistins » font de grandes courses.
Autrefois, ces grandes courses peu connues et entourées d'un mystère qui inspirait le respect. Ce respect, elles l'imposaient à tous, même aux meilleurs grimpeurs, auxquels la force morale, l'amour désintéressé de la difficulté vaincue, le mépris de l'opinion publique, qui n'y comprenait goutte, et l'imagination des beautés nouvelles qu'ils allaient découvrir conféraient les moyens nécessaires et suffisants pour réussir. Il n'était pas question alors d'épater les foules, qui méprisaient ceux qu'elles appelaient des casse-cou et dont elles ne pouvaient comprendre les vrais mobiles. Il n'était pas question, non plus de cette technique raffinée, qui fait l'orgueil... et la seule raison d'être de certains ténors d'aujourd'hui. « Quel courant à remonter, s'écriait Charles Fraisse, depuis les récits fantastiques de ceux qui sont déjà passés ! » (Charles Fraisse. — Le Capéran de Sesques). Peu nombreux étaient les montagnards qui avaient le courage de faire face à ce courant. Et quand ils l'avaient remonté, quand ils avaient vaincu le pic, l’aiguille ou. la: paroi, si fiers qu'ils fussent de leur exploit, ils n'avaient perdu ni le respect de la montagne, ni le respect de leurs devanciers. Quant aux « Philistins » d'alors, ils ne s' y frottaient jamais..
Un jour vint, où des apôtres de bonne foi se tinrent le raisonnement suivant : puisque les courses difficiles sont l'apanage des vrais montagnards — étant bien entendu qu'il existe aussi de vrais pyrénéistes parmi ceux qui ne font pas de courses difficiles — si nous voulons multiplier le nombre des vrais montagnards, enseignons tout de suite la technique de l'escalade aux nouveaux venus, armons-les contre les difficultés, afin qu'ils les affrontent nombreux et dans les meilleures conditions. Ce beau raisonnement n'était qu'un beau sophisme : en les armant contre la difficulté, on a armé les « philistins » contre la peur, cette peur salutaire, inspirée par l'inconnu et par les récits fantastiques des devanciers, et qui avait suffi à la sélection d'autrefois.
On fit mieux encore. Pour neutraliser les effets horrifiques des susdits récits, pour conduire nos néophytes plus sûrement sur les voies difficiles, on rédigea un Guide, on décrivit minutieusement les itinéraires ; on les illustra de croquis ; on donna des appréciations aussi objectives que possible sur les difficultés, en tenant compte que l'ouvrage s'adressait à une moyenne de grimpeurs et non spécialement à des as ou à des maladroits. Les horaires furent calculés selon les mêmes principes et comptés souvent plus longs que ceux des grimpeurs qui avaient fait et décrit la course ; on exagéra les dangers plutôt qu'on ne les minimisa : car on redoutait sérieusement de faire casser la figure aux imprudents.
Dès lors, la voie était ouverte et les « philistins » se ruèrent dans la brèche. En même temps qu'eux, et souvent avant eux, sont venus les excellents éléments dont nous parlons plus haut, et qui auraient sans doute manifesté leurs qualités sans ces facilites nouvelles. Mais la foule a suivi, avec son cortège de stupidité et de vanité. Les uns, réussissant une grande course au cours de laquelle ils ont été, à plusieurs reprises, fort à l'ouvrage, et déclarant péremptoirement, le danger passé, que « c'est-.a-vache ». D'autres, après avoir dévissé lamentablement sur une célèbre dalle et usé largement de la corde de leur leader, décrètent en arrivant en haut, que le guide du G.P.H.M. a manifestement exagéré en la classant en 5° degré. D'autres, — c'est le bouquet, —déclarent qu'à Gavarnie, il n'y a d'intéressant que le rocher de l'Ecole d'Escalade ! - La suprême jouissance consiste à pouvoir raconter, à qui veut l'entendre, que le camarade a eu, dans tel passage, une frousse intense, que tel chef de cordée a été en difficulté ou que; tel autre a beaucoup perdu de sa forme, ou qu'un autre encore se manifeste comme un « espoir » formidable. Il nous semble entendre les hurlements du Parc des Princes ou du Vél' d'Hiv' : « Vas-y Toto, allez Boby, mets-en-coup P’tit-Louis, aux pelotes le Jo, Lulu au pageot etc. »
Un jour, une cordée effectuant le second parcours d'un itinéraire difficile, atteignit avec beaucoup de peine un piton planté très haut par le chef de cordée de la première ascension, garçon de haute taille, qui avait laissé le « clou » à dessein, pour aider les cordées à venir. Ayant franchi l’obstacle de justesse, et non sans risques... le leader de la deuxième ascension s'adressa à son second : « Enlève ce piton; çà embêtera les autres s'ils sont petits ! ! ! ». Nous garantissons l'authenticité, non du fait, mais de l’histoire qui court actuellement dans les milieux dits pyrénéistes. Tout en faisant la part de l'enfantillage et de la plaisanterie dans cette affaire, part que nous espérons aussi grande que possible, il faut quand même avouer qu'elle est le symptôme d'un état d'esprit assez curieux ; on a maintenant, semble-t-il, une conception originale de la solidarité montagnarde, ou même de la simple courtoise. En tout cas, nous ne craignons pas de dire que, si les pitons de certains itinéraires fameux n'étaient pas restés en place, ces courses n'auraient guère couru le risque d'être... dévaluées.
N'insistons donc pas sur ces parois comportant des passages d'escalade artificielle, où l'on progresse naturellement avec beaucoup plus de facilité quand on trouve les pitons plantés, que lorsqu'on les plante. N'insistons pas non plus sur des parcours rapides effectués par des grimpeurs professionnels non encordés, dont les temps n'ont aucune valeur documentaire pour des cordées normales. Aucun article de journal n'a paru parce qu'un des auteurs de ces lignes a parcouru, en vingt minutes, une arête qui demande normalement deux heures. Si ces grimpeurs, très entraînés, connaissant parfaitement les itinéraires, s'amusent, pendant les jours de liberté, à faire des marathons d'escalade, nous n'y voyons aucun inconvénient : au contraire. Nous avons donné l'exemple. Mais que des journalistes ignares s'emparent de ces courses et les présentent comme le fin du fin du Pyrénéisme, alors, nous protestons. Mais que de petits « philistins » profitent de l'occasion pour entourer l'événement de commentaires aussi idiots et erronés que tendancieux et ridicules, alors nous sommes obligés de leur dire qu'étant donné leur grande classe et leur esprit élevé, ils ont tout juste le droit de se taire. Mais arrêtons là notre diatribe et concluons.
Les nouvelles mœurs pyrénéistes représentent-elles une évolution ? Peut-être, mais cette évolution ne sera vraiment achevée que lorsque les pistes de courses seront reconnues avant l'épreuve, réglementées, jalonnées et comporteront starters au départ, directeur d'épreuve, commissaires de parcours, portes obligatoires, chronométreurs et juges à l'arrivée. Les participants devront être licenciés, passer une visite médicale, et être bien convaincus qu'ils disputent une épreuve de vitesse.
Quoi qu'il en soit, cette évolution, pour nous, s'appelle appauvrissement, et la direction qu’elle prend s'appelle régression. Les champions — ce nom leur plaira — de la nouvelle école n'ont jamais rien compris au Pyrénéisme et n'est-ce pas là la première définition des « Philistins ».
Les signataires ont pris la plume ensemble, parce qu'ils veulent maintenir l'esprit de Jean Arlaud et l'esprit de Jean Santé, ces hommes qui font à nos yeux figures de géants, quand on les compare à ceux qui prétendent les avoir aujourd'hui égalés et dépassés. Rien, dans les buts du G. D. J. ou du G P.H.M., définis dans leurs Statuts, ne justifie la mentalité dont nous parlons plus haut. Aux alpinistes-chronomètres et aux dévisseurs-correcteurs des degrés, nous refusons le droit de se réclamer de ces groupes, qui visent l'enrichissement du Pyrénéisme et non son appauvrissement, la camaraderie et le respect de la montagne et non la petite rivalité et la grande forfanterie. Le G.D.J. cherche à former de bon chefs de courses ; le G.P.H.M. encourage ces chefs de course à orienter l'évolution du Pyrénéisme vers des formules toujours nouvelles, car la nouveauté et l'inconnu constituent les ressorts les plus puissants de l'alpinisme. Ces deux Groupes sont actuellement assez mal servis par un certain nombre de ceux qui ont la prétention de reprendre le flambeau. Les voies nouvelles ? Nos recordmen les tentent rarement et les réussissent plus rarement encore. Ils prétendent qu'il n'en reste plus ! Ils manquent d'imagination, d'esprit d'entreprise et de goût esthétique. Ils ignorent le passé du Pyrénéisme, qui inspira tant de « Premières», et ils ne connaissent pas la géographie, qui leur permettrait de les découvrir. Par leur faute, le Pyrénéisme s'égare dans des voies sans issues.
Georges Cadier a dit de Russell, de Schrader, de Packe et de quelques autres qu'ils avaient été, par leur esprit et leur valeur humaine, plus grands que les pics qu'ils avaient gravis.
On n'en dira jamais autant de ceux qui, obnubilés par l'horaire n'ont pas eu un regard pour la majesté du décor ; qui, parvenus au sommet, en redescendent aussitôt pour manifester au village la rapidité de leur course. Ce temps qu'ils n'ont pas voulu perdre pour le plaisir de leurs yeux, l'élévation de leur esprit et l'indépendance de leur action, il est au contraire perdu pour eux, et bien perdu. Si vite qu'ils aillent, ils ne le rattraperont jamais !...
Maurice JEANNEL, Robert OLLIVIER,
Président du G.D.J. Président du G.P.H.M.
(Altitude n° 10, 1947)
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