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Jean M. Ollivier | all galleries >> Climbing and skiing in Pyrenees in the '30s >> Escalades dans le massif du Balaïtous - Pyrenees > Sur les Crêtes du Diable sur fond de Balaïtous
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1932 R. Ollivier

Sur les Crêtes du Diable sur fond de Balaïtous

Balaitous - Pyrenees

La Crête du diable

A la mémoire de Pierre Abadie, de Lourdes,
notre devancier et notre ami, prématurément enlevé
à notre affectueuse admiration.


Dans le sens du Gavizo Cristail au Soulano,
par Jean Senmartin

« Vieux pays, courses nouvelles ! » Brulle, écrivant ces mots, songeait sans doute au massif calcaire de Gavarnie ; mais ils se peuvent appliquer au Balaïtous.
Vieux pays, certes ; depuis cent ans et plus le sommet en a été gravi. Quant aux courses nouvelles, elles ne sont, dieu merci ! pas encore épuisées ; bien des couloirs sont à remonter, des fissures à explorer, des cheminées à remonter et, dans ce vieux monarque d’Azun, il reste encore assez de voies inédites pour satisfaire les plus exigeants.
D’apparence simple, ce massif se révèle à la pratique, complexe, touffu et étrange – comme le livre que les Cadier lui ont consacré. Mais, qu’il s’agisse de la montagne ou du livre, à mesure que l’on avance dans la découverte, le voile peu à peu se soulève, tout se met à sa place et, dans ce labyrinthe où chaque fissure, chaque terrasse ou rocher a son nom, l’ordre se fait ; alors apparaît le Balaïtous, magnifique dans l’unité de sa puissante structure. On pense à quelque symphonie d’un déchiffrement difficile et lent, et qui ne révélerait toute sa beauté qu’à la vingtième répétition.
Pas un pic aux Pyrénées ne pourrait s’enorgueillir d’autant de passions qu’il a suscitées, d’autant d’ardeurs qui ont brûlé pour lui. Et le Balaïtous pourrait être comparé à une sorte de Gotha où seraient inscrits presque tous les noms qui comptent en pyrénéisme… et même quelques autres.

Juillet ! Le moment des courses sérieuses est venu. Deux amis me rejoignent, lourdement chargés. Il est assez tard et, comme il faut laisser les sacs chez l’ami Lamathe, on va le réveiller. En toilette de nuit, il paraît. Ce sont alors sur le palier les plus belles présentations qu’« oncques ne vit » ; parmi sacs, cordes et piolets, les uns en tenue de montagne et l’autre dans le simple appareil d’un jeune homme arraché à son premier sommeil, mes trois Henri, inclinés, se serrent très sérémonieusement la main. La glace ne sera rompue que le lendemain, à Arrens, chez Baby, au petit déjeuner, devant je ne sais quel vin blanc ni combien d’omelettes au jambon.
Remonter la vallée d’Azun jusqu’à Labassa n’est que plaisir. La nature est riante, la montée assez régulière pour permettre la conversation, et les noms des villages rencontrés le long de la route – Grougne-Pouret, Escoutopout, Peyrarose, Suyen – ont des consonances allègres. Mais, après Labassa, les quatre heures de marche commencent à se faire sentir, la pente du sentier s’accentue, l’ardeur se ralentit et la conversation tombe. Dans toute cette pierraille désolée, on trouve assez de beautés éparses pour justifier des haltes nombreuses. Les douces paroles d’un camarade plus entraîné n’y font rien. Seule, la promesse que nous fait Le Breton d’une soupe aux épinards parvient à entraîner Hanne, toujours affamé, dans le sillage du cuisinier impatient. Le reste de la caravane n’a aucun appétit et sa lenteur demeure impassible.
Un peu avant Castérie, à hauteur des lacs de Rémoulis, on voit surgir au-dessus des névés de Las Clottes une crête qui semble faite d’une seule dalle debout, immense et lisse, garnie de fines dentelures : c’est la Crête du Diable.
Nous n’arrivons aux toues de Castérie que vers le soir. Elles sont faites de deux immenses blocs formant toit et aménagés en abri par un mur de pierres qui bouche les côtés. La porte en est aussi étroite que celle dont il est parlé dans les écritures.
Pendant que nous prenons notre repas, la nuit vient : une nuit noire, sans étoiles, où seule la masse du Gavizo Cristail luit doucement. Dans le désert pierreux qui nous entoure, pas une sonnaille ne tinte, et, seul, le ruissellement du Gave d’Azun descendant de Las Clottes met un peu de vie dans tant de silence.
Puis le vent d’ouest se lève, un vent froid qui nous oblige à rentrer dans notre abri où, par un amoncellement de pierres, de sacs, de cordes et de piolets, nous tentons de remplacer une porte absente. La couche est rude, pleine d’aspérités et de creux ; les rafales du vent glacé menacent à tous moments la flamme de la dernière bougie. Enfin, après bien des essais et des geignements, un semblant d’accord s’établit entre quelques grosses pierres et les corps enchevêtrés des dormeurs. Précédé par l’immobilité et le silence, le sommeil vient.
Transis de froid, nous nous éveillons très tôt et, les pierres de l’entrée ayant été culbutées, nous sortons pour interroger le ciel. Le vent souffle toujours, mais, dans la direction du col d’Aragon, une aube claire se lève. La lumière prend possession des pics d’alentour, et, dans l’air vif, entre deux croupes débonnaires, voici, dessiné d’un trait incisif, le profil accidenté de la Crête du Diable.
Nous arrivons au sommet du Gavizo-Cristail à 9 heures. Après quelque repos au soleil, à l’abri du vent, nous nous dirigeons vers la Crête du Diable. La descente du sommet du Cristail dans la brèche de Lagarat –Demeure Lagarat, disent les chasseurs d’isards- nous demande certaines précautions. Laissant la crête à notre gauche, nous nous engageons dans un couloir profond d’une vingtaine de mètres et rempli de pierres instables. Au bas de ce couloir, une terrasse dominant le glacier de Las Clottes nous donne toute sécurité pour admirer le site, et pour poser un rappel de corde de 8 mètres qui nous aide grandement à franchir un mur très lisse à proximité de la brèche. Au delà de celle-ci, les cordes sont remisées dans les sacs, et les pics de Sclousère traversés au pas de course. Il existe un système de vires orientales qui mènent, sans prendre de hauteur, de la demeure Lagarat à la brèche sud de la Canine du Diable et permet d’éviter la traversée sans grand intérêt des pics de Sclousère.
La masse verticale de la canine nous donne plus de peine ; il n’est pas question aujourd’hui, d’escalader cette pointe vierge, mais simplement de la contourner. L’un de nous essaie de se faufiler à l’est, le long d’une vire minuscule, mais il doit bientôt y renoncer devant l’insistance des autres membres de la caravane. La face occidentale en effet semble beaucoup plus accueillante ; il suffit de descendre de quelques mètres pour découvrir un bon passage qui conduit à proximité de la brèche nord de la Canine. Et maintenant nous suivons de nouveau le fil de l’arête.
L’escalade devient attrayante au possible, mais ne nous oppose pas de sérieuses résistances. Nous avons tôt fait d’atteindre la pointe Proserpine, au flanc de laquelle est accrochée au-dessus du précipice une fort jolie terrasse. L’endroit est si propice à la halte que nous décidons de nous y arrêter et d’y manger un peu. Baignés de soleil, nous restons là pendant de longues minutes, dans une somnolence bienheureuse, laissant nos regards errer sur la falaise nord du Cristail, où les granits noirs et roses se marient au-dessus des neiges de Las Clottes.
Nous descendons sans hâte vers la brèche suivante, où vont commencer les choses sérieuses. Nous jugeons que le moment est venu de nous encorder, deux par deux selon notre habitude. Pourtant l’escarpement sud du Castel Lucifer, et la crête de ce rocher hérisser de gendarmes, ne sont pas très redoutables. Mais nous allons à la découverte, et nous sommes facilement victimes de nos premières impressions.
Une dalle inclinée légèrement sur le versant de Sclousère, et fissurée de bas en haut sur une longueur de 8 mètres, nous permet d’atteindre le sommet d’une grande plaque rectangulaire, sorte de large toit incliné vers le nord, que nous nommons Plateau des Diables. Pour gagner la brèche du Trident sud, un rappel paraît nécessaire, car le Plateau des Diables se termine au nord par un brusque ressaut. A défaut de bec rocheux, Le Breton enfonce dans une petite fente de la plaque un piton muni d’un anneau. La roche chauffée par le soleil a une odeur particulière, et les pierres détachées qui éclatent dans leur chute laissent monter jusqu’à nous une odeur de poudre qui plonge un instant dans une atmosphère de bataille. Nous jetons un coup d’œil en arrière pour mesurer le chemin parcouru : il nous semble considérable, et la constatation nous rend joyeux. Les lointains, vers l’Espagne, sont noyés dans un air diaphane et, derrière les premiers plans où voisinent des silhouettes amies –Vignemale, Grande Fache, Enfer, Punta de Zarre- toute une succession de croupes ondules vers le sud dans les teintes dégradées d’une terre aride, cuite par des siècles de soleil.
Le rappel est posé, et nous descendons l’un après l’autre dans la brèche. Un bref examen de la crête sud du Trident Sud incite Le Breton à attaquer au-dessus d’une courte vire menant légèrement vers l’ouest. Il se trouve là une cheminée verticale, haute d’une dizaine de mètres environ, et caractérisée par la présence d’un gros bloc coincé dont l’équilibre est assez problématique. Nous évitons le bloc par la droite, et nous ne tardons pas à atteindre le sommet du Trident, après avoir contourné ses remarquables «bougies ». Ce sommet est, selon toute apparence, le point culminant de la Crête du Diable : quelques mètres d’une crête déchiquetée, superbement aérienne. Par-dessus le petit lac frissonnant de Sclousère où dérivent les derniers icebergs, comme suspendues dans le ciel, les Frondella gainées de blanc resplendissent au soleil et, au sommet de son couloir de neige, la brèche Latour semble le seuil d’une terre promise. Blessé par la profonde cheminée Charles-Edouard, le Marmuré, massif, peu élégant vu d’ici, mais combien tentant en sa rudesse, fait contraste avec la finesse de Costerillou, striée de fissures, obliques vers l’aiguille Durand, mais qui se redressent peu à peu pour devenir verticales après la Tour. Et le vent, qui n’a pas cessé de souffler, apporte de la vallée un bruit d’eaux courantes, dans les intervalles de ses assauts furieux contre les dents de l’arête.
Un gros bloc rectangulaire nous permet de poser un rappel. Six mètres plus bas, tout près de l’origine d’une cheminée très raide dont on ne peut voir la base d’ici, se trouve une sorte de banquette semi-circulaire où trois personnes au maximum ont la possibilité de s’asseoir, les jambes dans le vide. C’est un véritable divertissement pour nous d’utiliser ce siège inattendu. Quant au quatrième, il n’a d’autre ressource que de se coincer dans la cheminée, d’où il ramène la corde, et de poser un nouveau rappel. Ce nouvel rappel a 18 mètres, de sorte que nous aurions pu franchir le ressaut en une seule descente de 25 mètres.
Une courte marche de flanc nous mène à la brèche de la Corne Sud. Notre intention n’est pas de traverser les Cornes, ce qui serait peut-être très long. La Corne Sud a été gravie Pierre Abadie, lors de la première traversée de la Crête du Diable en sans nord-sud, et nous ne songeons pas aujourd’hui à cueillir au passage la virginité de la Corne Nord. Nous descendons assez bas sur le versant ouest pour contourner les deux monolithes. Et, lorsque nous débouchons dans la brèche de la Corne Nord, notre attention est attirée par la haute dalle qui se présente devant nous plutôt que par cette petite aiguille. Cette dalle, très lisse d’aspect, est inclinée sur Sclousère, et se termine par une grande flamme de pierre qui forme moulure surplombante à droite, et déjette à gauche le grimpeur sur la dalle elle-même. Une montée par adhérence, puis un pendule du corps autour de la main gauche, enfin un rétablissement énergique permettent à Le Breton de s’insinuer dans une gouttière supérieure et de tourner ainsi le surplomb. Mais la seconde cordée à de la peine à rejoindre la première, et nous perdons du temps à lui lancer, du haut du Trident Nord, une corde que le vent violent s’acharne à faire flotter vers l’est.
La cime du Trident Nord est hérissée elle aussi par une multitude de blocs pointus ; nous devons passer de l’un à l’autre, non sans prendre beaucoup de soins. La pose d’un rappel de 12 mètres autour d’une flèche de granit nous a laissé le souvenir d’un exercice de haute voltige.
Lorsque nous nous trouvons réunis tous quatre dans les rochers voisins de la brèche de la Pierre Levée, nous sommes rassasiés de varappe, nous voudrions en finir vite avec la Crête du Diable et, comme la Lame de Soulano que nous avons encore à vaincre paraît austère, nous décidons d’en tourner les difficultés par l’est aussitôt que la chose sera possible. Après une longue halte, nous montons à toute crête jusqu’à la Pierre Levée, que nous évitons par un bien joli balcon à l’est. Au delà, nous trouvons une «taillante » dans toute l’acception du terme ; et c’est, pendant une dizaine de mètres, une progression à califourchon, une jambe en France, l’autre en Espagne, qui nous a laissé une impression beaucoup moins drôle que notre premier tour de manège. Puis, afin d’éviter sans examen le petit mur qui nous domine, et qui de loin nous inquiétait, nous descendons dans une faille herbeuse, face est, aboutissant à une vire à étages. Vue d’ici, et éclairée obliquement par un soleil occidental, la Crête du Diable présente une perspective grandiose, et nous ne nous lassons pas d’admirer sa «chevauchée de gendarmes ». Pendant que nous glanons quelques photos, Hanne et Le Breton, trop pressés, ont tourné une nervure, ramoné une cheminée escarpée, et rejoint l’arête près d’une plaque de 2 mètres, verticale et démunie de prises, qu’ils doivent franchir à l’est par une escalade très attrayante. Nous n’avons plus qu’à les rejoindre. Mais, tandis que Hanne nous encourage de la voix et du geste –il nous a lancé un bout de corde que nous utilisons sans conviction- Le Breton va cacher son impatience derrière un gendarme débonnaire. Et lorsque, inquiets de son mutisme, nous nous mettons à sa recherche, nous le trouvons confortablement installé, et dormant à poings fermés. Pouvait-il nous reprocher plus clairement la lenteur de notre marche ?
C’est le soir lorsque nous arrivons doucement au cairn du Soulano. Sous les pierres amoncelées nous ne trouvons que quelques rares cartes, et parmi les noms, celui d’un ami trop tôt disparu. Quatre ans auparavant, jour pour jour, nous allions sur Costerillou, la corde en sautoir, insouciants de l’heure, au gré de notre fantaisie. Un orage nous obligea à entreprendre une scabreuse descente après l’aiguille d’Ussel, vers Sclousère, par un mauvais couloir encombré de rochers coincés et qui ne figure sur aucun guide. Comment ne pas penser à Pierre Abadie au milieu de toutes ces cimes qui nous parlent de lui ? Et comment notre joie ne se tempérerait-elle pas ce soir d’une note de tristesse à son souvenir ?
Vers l’ouest, au-dessus de la brèche Latour, le soleil descend sous quelques nuages cuivrés. Un souffle plus frais a caressé les vielles pierres du Soulano et les quatre corps allongés au soleil ont frissonné. Il faut descendre. La course est finie. Finies les lentes acrobaties dans le soleil et le vent, finies les rudes caresses de la roche, fini le sourire d’une touffe de silène au creux d’une fissure, finie cette journée qui, comme bien de journées en montagne, nous révéla un peu plus nous-mêmes.
En quelques minutes nous rejoignons par des rochers délités la rimaye du grand névé qui s’étend entre la demeure Soulé et la brèche de Las Néous. L’absence de piolets, la pente du névé, la consistance de la neige exposée au nord-est et déjà glacée, nous obligent à une descente prudente. Les trois premiers sont assurés par Hanne, resté dans la rimaye et filant doucement les deux cordes de 50 mètres mises bout à bout ; pour le dernier, à toute éventualité, une inutile corde est tendue en bas du névé en guise de filet.
Après le névé, pris de je ne sais quelle frénésie, mes trois Henri dévalent la succession de ressauts qui mènent vers Castérie. Rendu à une solitude qui me rappelle le temps de mes courses en solitaires, je vis déjà les jours à venir. Le livre du Balaïtous n’est pas encore fermé. Cher Balaïtous, jardin fermé par ta complexité et ta difficulté, tu abondes encore en courses nouvelles ; ton rude granit a encore quelque chose à proposer à notre soif en quête de sensation de jour en jour plus recherchées, de courses de jour en jour mieux choisies.
Je me suis allongé sur une pierre tiède pour boire, à même son lit, l’eau d’un ruisselet. Et, en me relevant, j’ai vu, à côté des Tridents gris de cendre, s’enlevant sur le ciel clair, le Soulano, éclairé d’un dernier rayon. Suprême sourire de la pierre, tout à l’heure si rude, invitation à revenir.
La Montagne - Novembre 1933


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