Photo : un vélo moderne, rien à voir avec nos clous antiques
Galop d’essai et coup de maître Le voeu de Gérard
Afin de nous tester en vélo sur de longues distances plutôt que sur de
courtes pentes revêches et en profiter pour prendre l’air loin de chez
nous, j’arrive à convaincre un jeune camarade de collège dynamique et
décidé, Gérard à venir faire avec moi une balade en vélo.
Cela s’appellerait du cyclotourisme aujourd’hui. Si le concept existait
dans les années cinquante, il ne concernait qu’un nombre très faible
de pratiquants. En dehors des villes, ou au voisinage des villages,
lieux dans lesquels la bicyclette rendait de fieffés services, on ne
rencontrait pas de cyclistes, ou si peu.
Le parcours que je propose à Gérard part de Pau bien sûr pour passer
par Oloron, puis Arudy via le bois du Bager et retour à Pau par Rébénacq
et Gan. Pour un début ce n’est pas mal. Au sortir d'un mois de février
rigoureux (-15° à Pau) il sera bon de se dégourdir les jambes !
Mardi 1er mars 1956 nous nous retrouvons à 8h30 à l’intersection du
Boulevard d’Alsace-Lorraine et de l’avenue Jean Mermoz. Nous emportons
un petit casse-croûte, un demi-litre d’eau chacun dans le bidon
d’aluminium du vélo et une vieille carte Michelin. Nous ne portons
pas de vêtements particuliers, seulement un anorak, en cas.
Quel bonheur de remplir ses poumons d’air frais et de foncer tête
baissée vers la sortie de la ville, en descendant en trombe la rue
qui mène au Pont du IV Juillet au-dessus du gave vers Jurançon. Ça
part très fort. A Gan, après 7 km, nous tenons conciliabule. La route
nationale qui rejoint Oloron est trop fréquentée à notre goût (déjà
!) et nous jugeons plus agréable de prendre le chemin des écoliers qui
passe par Lasseube et Estialesq. Nous sommes arrivés tellement vite
à Gan qu’il nous semble déjà que notre balade va être trop courte,
et que quelques extras ne peuvent que l’agrémenter. D’ailleurs Gérard
est passé par Estialescq avec ses parents récemment et il m’assure que
c’est facile et sans problème. Va donc pour Estialecq !
Cette route est très touristique, tout à fait charmante, sans la moindre
circulation mais elle a un profil de montagnes russes. La moyenne tombe
! Les 23 km de Gan à Oloron nous prennent plus d’une heure, et nous nous
demandons si nous avons bien fait de passer par là. Gérard était en voiture
lorsqu’il l’a parcourue avec ses parents et il n’avait pas remarqué
le relief ! Cependant il n’est pas 10 heures du matin lorsque nous caracolons
sous un beau soleil dans les rues d’Oloron, qu’il faut traverser pour
rejoindre après 8 ou 9 km le village de Lurbe-Saint-Christau, à la
porte de la majestueuse forêt du Bager. Tout va bien jusque là, et
dès Lurbe passé, nous nous sentons sur le retour.
Nous pique-niquons au bord d’un ruisseau juste avant le bois du Bager
proprement dit. Ces grandes forêts et la proximité des premières
montagnes (Mail Arrouy, Escurrets…), confèrent un caractère d’aventure
à notre équipée. Qu’il nous semble loin le collège, qu’elle est loin
la maison familiale. Nous avions coupé les ponts, nous nous sentions
légers et libres et je me souviens que, tous les deux, nous partagions
cette euphorie. Et si on ne rentrait pas ?. Avec nos petits mollets
nous étions sûrs de pouvoir aller n’importe où. Gérard avait en plus
l’art et la manière de lier conversation avec les «naturels» du pays
pour leur soutirer des renseignements sur le chemin à suivre (la
signalisation était loin d’être ce qu’elle est devenue aujourd’hui)
ou prendre des nouvelles du pays. Tout allait bien.
En guise de digestif nous traversons la forêt du Bager, un peu sévère
en ce début mars car les arbres à feuilles caduques sont encore nus, mais
la majesté du lieu nous enthousiasme. Nous nous en imprégnons et l’adoptons.
Sans que nous nous en doutions un lien profond se crée avec les pays que
nous découvrons aujourd’hui, un lien d’amour dont nous ne pourrons plus
nous passer à l’avenir. Nous sommes victimes du syndrome de la terre natale
vers laquelle toute sa vie on aspire à revenir, ou bien à ne pas la quitter,
surtout quand elle est si belle.
Nous sortons tout ébouriffés du bonheur des merveilles rencontrées dans
la grande forêt, de laquelle nous nous attendions à voir surgir à chaque
instant ours sauvages et phacochères en délire. Mais le grand silence de
ces lieux majestueux nous impressionnait tout autant.
Nous arrivons à Arudy en pleine forme, juste échauffés, et joyeux d’avoir
si bien négocié cette première partie du parcours. Ah ah ! on aurait
bien aimé les voir les «autres». Nous ne pouvons nous empêcher, affreux
gamins que nous sommes d’évoquer les petits camarades de collège, un peu
trop choyés et vite fatigués, et que nous aimions faire souffrir. Gosses
de riches ! Les parents de Gérard, bien que de conditions modestes, lui
font suivre sa scolarité dans un collège privé qui ne bénéficie pas encore
des subventions d’état. Il faut savoir compter. Quant à moi, ressources ou
pas, mon père a élevé ses enfants à la dure, dans
le culte de la performance. Etre le meilleur était tout juste
suffisant ! Zéro défaut !
Bon. La journée est à peine entamée, nous avons des fourmis dans les
jambes et surtout aucune envie de rentrer à la maison à la mi-journée.
Au lieu de revenir directement sur Pau nous décidons donc d’effectuer
un petit détour par Nay, via Mifaget et Bruges, une vingtaine de km en
plus sur notre plan de route initial.
Ces routes faiblement vallonnées se laissent parcourir sans peine. Juste
un peu mal aux fesses, et encore…
Au carrefour des routes de Nay et de Lourdes, nouveau dilemme. Rallier Pau,
comme le bon sens devrait nous le dicter ? Car en effet pour une première
sortie au long cours, le contrat avait été bien rempli. Le retour par la
morne plaine de Nay ne nous disait rien. D’autant moins en ce qui me
concernait que je connaissais bien la route Pau-Bizanos-Igon et retour
pour l’avoir parcourue un certain nombre de fois avec ma maman et mon
petit frère Pierre pour rendre visite, généralement le jeudi après-midi,
à ma sœur Christine pensionnaire dans l’Institution religieuse qui faisait
la réputation du petit village d’Igon. On allait généralement se promener
le long du gave avec la «prisonnière».
Igon, Bétharram, deux mots qui sonnaient comme le tonnerre dans la bouche
de notre père. Ceux qui travaillent mal seront mis pensionnaires,
à Bétharram pour les garçons, à Igon pour les filles. Pensionnaire !
Terreur ! Finies les petites balades du soir après l’école, la pêche
aux "pesquits" ou aux écrevisses dans "notre" petite rivière
l'Ousse-des-Bois et les essais d'engins flottants,
finies les lectures sauvages tapi au fond du lit, sous les draps
lorsque toutes les lumières sont censées être éteintes, finie la
construction de la cabane jamais terminée au fond du jardin,
adieu mon élevage de tritons , mes observations
d' astronomie et mes expériences
de chimie
et d'électricité dans le garage, bye bye tous ces petits riens qui enchantent
le quotidien, et donnent un goût délicieux à la vie. Sans compter la terrible
réputation de ces institutions auprès des collégiens de la région. J’avais
frôlé la sanction, mais ma sœur Christine, très dégourdie pour son âge,
indépendante et pas toujours obéissante – et pas forcément attentive aux
préceptes du père en ce qui concernait les études – y avait eu droit.
Donc cette région il fallait la fuir au plus vite ! Direction Pontacq ?
Le détour n’était pas énorme, mais l’itinéraire pour rallier Pontacq nous
parut compliqué (nous devions déjà être un peu fatigués). Et là, comme
inspirés par l’odeur de sainteté répandue par le collège de filles d’Igon,
nous eûmes tous deux, Gérard et moi, la même idée : "et si l’on passait par Lourdes ?"
Notre virée prenait de ce fait une toute autre envergure ! Nous passions
d’une simple petite balade de collégiens en goguette à un véritable pèlerinage
vers la ville sainte ! Cette perspective nous donna des ailes… toutes relatives cependant !
Le trajet vers Lourdes commençait à nous éloigner sérieusement de nos bases,
et nous savions bien qu’une fois arrivés à Lourdes, 40 km allaient encore
nous séparer de Pau, de chez nous. Serons-nous capables ?
Gérard a des parents propriétaires d’un hôtel à Lourdes, oncle et tante,
l’occasion de les saluer. Nous les gamins sommes très respectueux des
«grands» et aimons à voir reconnus nos mérites par eux. Sûr qu’ils vont être étonnés !
En attendant nous commençons à «ramer» sur la route qui passe par Lestelle
(Bétharram est de l’autre côté du gave, tant mieux et bon vent !),
et Saint-Pé-de-Bigorre. L’air de rien, ça monte ! Et la route est pas
mal accidentée. Les mollets souffrent, et leurs propriétaires aussi.
Il ne nous reste rien à grignoter ni à boire. Nous pensons faire le plein
à Lourdes. Mais Lourdes c’est où ? Il est loin le bel enthousiasme du matin
sur la route d’Oloron. Nous avons l’impression que c’était un autre jour,
au cours d’une autre balade. Le temps s’est couvert, et la radieuse lumière
qui encore au carrefour Nay-Lourdes éclairait notre route a disparu. Nous
sommes au charbon, prisonniers d’un défi que nous nous sommes imposé. Gérard,
qui commence à douter, affirme que si la Vierge Marie lui en donne la force,
il ira déposer un cierge à la grotte de Massabielle de Lourdes !
Cette fois nous l’aurons mérité le pèlerinage. Car tous les ans, le 8 décembre,
le collège organise, selon sa tradition, un pèlerinage officiel. Des cars
nous déposent à Lourdes et nous avons droit à la totale : messe, sermon,
bénédiction et chemin de Croix tout le long de la rampe qui mène à la basilique.
Journée exceptionnelle qui nous sauve malgré tout de la monotonie rigoureuse
des pères abbés qui nous prodiguent les enseignements laïques et religieux
tout le restant de l’année. Nous avons même une petite grotte de Massabielle
en réduction dans le parc du collège. Des répétitions y sont célébrées avant
le grand jour. Quel crédit et quelle foi accordions-nous à tous ces salamalecs ?
Je ne puis le dire aujourd’hui. Nous faisions ce que l’on nous demandait de
faire et faisions semblant de croire les vérités transcendantes. Toute métaphysique
avait disparu pour moi durant les années qui ont suivi la Première Communion,
à l'âge de 8 ans. Pourtant jusque là une foi extraordinaire m'avait pénétré.
Quelle chose fantastique – et quelque peu inquiétante - d'être sûr et certain
qu'un Dieu bienveillant a créé le monde dans lequel nous vivons et veille
perpétuellement et individuellement sur nous. La foi s'en est allée, bousculée
par des doutes, les craintes existentielles provoquées par des sentiments de
culpabilité, la peur du "péché mortel", de l'offense indélébile qui pourrait
nous marquer à jamais ici et dans l'au-delà, s'il existe. Comment s'en
débarrasser ? Peut-on vivre avec ? A-t-on seulement le droit de refuser
tout ça ? Peut-on y échapper en n'y pensant plus ? Pourquoi un péché originel ?
Pourquoi mettre dans la tête des enfants tout un attirail de lois divines,
de paradis ou de feux éternels de l'enfer et tous ces risques de refoulement
générateurs de névroses ? Oui, ils étaient prodigieux les efforts de la part
de notre encadrement religieux au collège pour célébrer la foi, à défaut de la
susciter : catéchisme, retraites spirituelles, messes pluri-hebdomadaires,
confessions (j’y échappais la plupart du temps, car comment avouer cet immense
péché sacrilège qu'est le doute du dieu suprême, dont on accepte malgré tout
d'en recevoir les sacrements ?), communion, sacrements justement, saluts,
vêpres, prières avant et après chaque classe et aux grands moments de la
journée (matin, midi, seize heures), en rang, les bras croisés et jusqu'aux
yeux baissés. Le résultat ? Certains d’entre nous ne croyaient plus en rien.
Nous laissions faire, en ruminant au fond de nous-mêmes que plus tard nous
adorerions le dieu de notre choix, ou pas de dieu du tout, ni de vierge,
ni de saint. Saturés et non convaincus nous étions. Avec leur rigueur et leur
discipline les curés avaient échoué dans leur entreprise. Ils ne savaient
pas parler au cœur de leurs ouailles. Nous n’avions plus peur de l’enfer et
ne croyions pas du tout au paradis. Que restait-il alors ? Comme un regret
quand même, et aussi des remords…Mais aussi, envers et contre tout, et gravés
en nous-mêmes, des sursauts de croyance, le respect de certaines valeurs,
un système de références qui nous conféraient une morale presque rigide.
Je n'oublie pas que cette transition de la foi au scepticisme, faisant de moi
un agnostique, fut très dure et se révéla longtemps inavouable, aux autres
comme à moi-même. Plus tard, beaucoup plus tard, j'ai préféré que mes enfants
ne soient pas baptisées, les laissant libres de choisir.
Et pour le moment il fallait prosaïquement arriver à Lourdes sans traîner si
nous voulions regagner nos pénates à temps pour ne pas subir les inévitables
foudres parentales, et se voir interdire toute autre escapade. Et avoir
l’honneur de déposer un cierge à la Grotte. C’était le souci prioritaire de Gérard,
son vœu le soutenait, renouvelait ses forces, lui faisait croire en la légitimité
de sa démarche insolite. Sans compter que cela nous faisait bien rire tous
les deux. Y aura-t-il un miracle ? Le miracle ce sera d’arriver !
A force d’encouragements mutuels et de petits coups de pédale nous atteignons
la cité mariale, sensiblement à l’heure du goûter. Gérard hésite quant à
l’adresse de ses oncle et tante. Oh là ! Pas de blague, nous comptons bien sur
un petit en-cas pour nous réconforter ainsi qu’un franc six sous pour acheter
le fameux cierge.
Après avoir tourné un long moment dans les rues de la ville la mémoire revient
à mon petit camarade et nous finissons par dénicher l’hôtel. Nous sommes reçus
avec sollicitude, engouffrons un bon goûter pris rapidement, et nous repartons
en nous répandant en moult remerciements émus. La bénédiction de l’oncle et de
la tante nous accompagne, impressionnés qu’ils sont du vœu de Gérard de vouloir
faire ses dévotions à la fameuse Grotte, à l’issue d’un si long cheminement.
Pour aujourd’hui ce sera notre grotte, et non cette chose imposée par le collège,
dans sa stricte discipline. Nous nous sentons responsables et grandes personnes.
Gérard achète un cierge à l’entrée de l’esplanade et va le placer religieusement
à l’endroit réservé devant la grotte. Une courte prière (là il m’épate l’ami
Gérard quand je le vois à genoux, prosterné, les yeux mi-clos, les lèvres
psalmodiant des paroles silencieuses) et nous ré-enfourchons dare-dare nos
bien-aimés destriers que personne ne nous a chipés. Il ne faut pas traîner
si l’on veut être à l’heure du souper à la maison.
Sanctifiés par notre geste pieux, regonflés par le goûter pris à l’hôtel,
nous avons retrouvé une bonne partie de nos forces. Et il nous en faut.
Le vent s’est levé et souffle de face, comme dans toute bonne histoire
de vélo. Ce vent d’ouest, annonciateur de pluie, nous rend la besogne
difficile et diminue la «moyenne». Il nous reste à rouler 40 km qui
s’ajoutent aux 100 km déjà parcourus.
Bref arrêt à Espoey où nous rencontrons un camarade de classe, natif
du coin, Adrien Pondebat pour ne pas le nommer. Une force de la nature,
taillé en rugbyman, qui ne songe que musculation et gros muscles. Il avait
toujours considéré nos chétives silhouettes avec un certain mépris,
même si nous arrivions à lui «faire la nique» au collège dans des disciplines
telles les agrès (barre fixe, anneaux, corde lisse). Mais aujourd’hui il
est «bluffé» pour employer un langage contemporain, lorsque nous lui disons
que nous venons d’Oloron via Lourdes. Oloron pour lui c’était déjà «terra
incognita», étrangère à coup sûr. Lourdes ça lui parlait mieux. Nous venions
en quelques instants de remonter dans son estime. Ses remarques admiratives
nous insufflèrent suffisamment d’énergie pour gagner Pau après avoir bataillé
plus de 15 km sur l’interminable ligne droite de Soumoulou, et arriver
à l’heure pile chez nos parents respectifs.
Le lendemain il y avait école et la vie reprit son cours «comme avant».
Mais étions-nous toujours les mêmes ? N'avions-nous pas sacrifié, sans nous
en douter, à la mode du moment, telle que nous l'apprîmes plus tard en
lisant une rétro du journal Sud-Ouest :
Jacques Anquetil, un jour à Lourdes
"C'était au début des années cinquante, la "petite reine"
était pieuse ; les grands champions italiens et espagnols de
l'après-guerre confiaient volontiers leurs destinées à la Madonne.
Un jour gris de novembre 1953, un jeune homme comme il faut, pâle,
ganté, cranté, accompagné de sa mère, faisait discrètement
le pèlerinage de Lourdes."
Avec de telles références au diable la modestie, à nous les grandes ambitions !