Mercredi 4 Décembre 1963. – La Verte en solitaire. Le propriétaire des rochers.
Jean en solo
Véhicule : moto 500cc RGST
Pour vérifier que ma réparation de la 500cc est correcte je file à Arudy
visiter les rochers, un simple anorak sur le dos et des tennis aux pieds.
Je me sens léger et tonique, pour tout dire joyeux. Le pierrier et vite
avalé en petits bonds légers eux aussi. Je passe au bivouac puis je vais
vers la Verte. Pourquoi pas ? La première longueur est enlevée illico
presto. Mais au-dessus du relais, au moment de me lancer dans la fissure
caractéristique de la Verte, j’hésite. Je sais qu’une fois que l’on est
engagé dans la dite fissure le retour en arrière est problématique. Le
cerveau se met à cogiter à toute vitesse : non mais, tu t’es vu, tu t’es
demandé ce que tu fais là ? ta vie à la merci de tes petits doigts, seul
sans que personne ne sache où tu es… Redescends pendant qu’il est encore
temps. Mais comme on dit faut pas l’écouter ce cerveau inquiet et protecteur.
Il faut retrouver son calme, respirer, se décrisper et envoyer des contre
-mesures psychologiques : ce n’est que du IV+, je connais ce passage par
cœur, des plus minables que toi l’ont réussi.
Mon esprit apaisé, mon corps redevenu souple et obéissant, le mauvais pas
est franchi et la Verte vaincue pour la première fois en solitaire.
Allègrement je descends la voie normale et vais au Grand Capucin. Scie et
golos sont récupérés sans coup férir. Puis je m’essaie en escalade libre
sur le calcaire compact du Grand Capucin. Je parviens au trou du futur
premier golo. Mais quel sport pour l’attraper !
Après être passé au bivouac prendre quelques affaires et descendant le
pierrier, j’aperçois un primate cloportant à quatre pattes dans le fond
du vallon. Il vient du Nord par le petit bois touffu et moussu. Il se
présente comme le propriétaire de ces rochers – Aïe ! Il est en repérage
pour estimer ce qu’il est possible de faire avec toute cette pierraille –
il est propriétaire de carrières de marbre, et comme par hasard il se nomme…
Laplace ! Est-ce un signe ? [Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai tenté de
racheter ce domaine auprès de lui ou son fils, mais en vain, ils n’ont rien
voulu savoir pour le céder]. En attendant, pour lui, ces rochers « brûlés
» ne valent rien, juste bons à être concassés pour faire des routes, ce qui
ne rapporte rien et ne correspond pas à son noble métier de marbrier. Ouf !
La Verte que je viens de gravir avec joie ramenée à l’état de petits graviers
insignifiants. La poésie du lieu, ce remarquable et si attachant Cirque
d’Anglas, réduite à néant par l’arrivée de bulldozers et autres tracto-pelles
géantes. Il y a de quoi engranger une collection de cauchemars au long cours.
Dans l’immédiat on peut être tranquille néanmoins. Que ça dure ! Mais le monde
réel, chacun le sait, n’a que faire des rêves de jeunes fous qui viennent
risquer leur vie sur de la rocaille sans intérêt… économique. Ils n’ont qu’à
aller se tuer ailleurs. Et rêver sérieusement, m’enfin !
Heureusement, après cette sinistre rencontre je croise une charmante bergère
qui échange avec moi un bonjour amical. Ainsi va la vie, qu’il faut apprécier
à chaque instant de la nôtre.
Jusqu’alors je ne m’étais jamais posé la question de savoir s’il pouvait exister
un propriétaire de ces lieux enchanteurs. L’aurais-je su que je n’aurais
jamais vécu cette sorte de féerie hors du temps et cette liberté sans entraves
apparentes, car miné de l’intérieur par la crainte de l’intervention d’une
personne au pouvoir sans partage. J’ai, avec beaucoup d’autres, engrangé ici
tellement de souvenirs inoubliables. Sans compter que ce lieu et les activités
que j’y ai pratiquées et les rencontres ont été un facteur d’équilibre
En tout deux heures de bonheur. L’intensité est plus forte que la durée.
Je suis vite à Pau.