Photo : Le gentil centre de recherches de Pau qu’il a fallu quitter en 1975.
Voir Le Grand Dérangement de 1975
Lundi 3 avril 1967 – SNPA/CRP/LCP : mes débuts comme HOT ( Horaire
Occasionnel Temporaire) en remplacement d’un indésirable Paul B dont
la seule activité était de pointer pour toucher l’allocation. Il attendait
la sortie en dormant dans un placard.
Ce statut quelque peu précaire a été créé par N I afin de maintenir
des contacts avec l’Université (qu’il abhorrait soit dit en passant.)
L’étudiant pouvait poursuivre ses études tout en travaillant au Centre de
Recherches sur des sujets touchant à la chimie.
J’intègre le service de JLS qui me présente à Jane S et Colette B. Il choisit
Colette pour me driver dans un premier temps. J’ai l’impression de retrouver
mon labo d’enfance, format XXL. Je piaffe d’impatience d’y travailler. On
trouve tout ici. D’abord un équipement analytique de tout premier ordre :
Spectros UV et IR, électrochimie, sources lumineuses, détecteur de
lumière, monochromateurs pour
analyser la lumière des sources lumineuses utilisées ou inventées, des
chromatographes en phase gazeuse et même un pilote semi-industriel etc et dans
les labos voisins de l’autre côté du hall d’entrée on trouve des spécialistes
des polymères, de l’automatisation des procédés industriels, de la séparation
isotopique par chromatographie en phase gazeus, des spectros de masse etc.
Un souffleur de verre de compétition (meilleur ouvrier de France) vient au
secours des chimistes et des concepteurs de sources lumineuses nouvelles.
Cette richesse de moyens m’éblouit et me fait rêver. Tout ce que je n’ai pu
réaliser dans mon garage je peux le faire ici. J’ai débarqué sur une autre
planète, qui sent bon la chimie. Je retrouve ces odeurs familières et
je m'y sens bien
Une chose m’a frappé néanmoins c’est le comportement des habitants, du moins
certains, de ce paradis où tous les moyens de la recherche sont disponibles
pour faire de la chimie, de la physique, de la bibliographie exhaustive,
l’écriture de notes et de rapports qui aident à la réflexion . Pour moi
il n’y a rien à inventer dans un premier temps mais surtout tout comprendre.
Ici c’est mieux qu’à la fac car on touche du doigt le résultat de son travail,
de sa recherche. J’étouffe de bonheur !
Le premier contact avec cette entité LCP (laboratoires de chimie et de
physique) a été un choc pour moi, il l’est encore aujourd’hui. On embauchait
à 7h45 en ce temps-là. Ce lundi 3 avril 1967 j’arrive donc à l’heure, ce qui
me semble naturel, surtout venant d’une boîte où un retard d’un quart d’heure
le matin signait l’expulsion immédiate du retardataire. L’encadrement de cette
BTP (Bâtiments et Travaux Publics) était (est) impitoyable. L’heure c’est
l’heure ! Le travail sur les chantiers par tous les temps est dur et mal payé.
Le personnel doit être disponible à chaque instant. Nous sommes très loin
des « cols blancs » des LCP.
Me voilà donc à 7h45 dans des labos et des couloirs déserts, seulement animés
par le ronronnement têtu et envahissant de quelques hottes aspirantes, pouvant
laisser penser à une activité humaine. Ouh Hou ! Aucun humain à l’horizon
néanmoins, même pas Colette qui doit me tenir par la main et me faire
connaître les secrets de ces labos encore mystérieux pour moi. Je vérifie
un calendrier, non ce n’est pas un jour férié Où sont-ils alors ? Un chantier
à l’extérieur ? Lequel et pourquoi concernerait-il tout le monde. Un nuage
de perplexité envahit mon esprit embrumé. Et dire que j’ai posé ma démission
à la SOBEP. Qui va payer le loyer' du minuscule et indispensable studio de
la résidence des Marronniers ? Mr P. le propriétaire attend tous les mois le
montant du loyer en espèces sonnantes si ce n’est trébuchantes.. Un instant
j’envisage de quitter ces lieux bizarres et déserts. En me dirigeant vers
la sortie je croise un quidam qui m’explique que techniciens et ingénieurs
ont pris quelques jours de congé et de ce fait ne sont pas pressés de reprendre
le travail. Le travail ? La Recherche n’est pas un travail, c’est une vocation.
A quoi pensent tous ces gens bien payés pour nous offrir des lendemains qui
chantent ? Quant à moi je n’ai pas fini de déchanter. Petit à petit le personnel
investit le bâtiment, mais au lieu de rejoindre leur poste de travail ils
s’agglutinent autour d’une table où trône une cafetière fumante. Chacun y va de
son bécher (sorte de petit récipient pour chimiste) pour avoir sa ration de
café tout en contant les aventures qu'il a vécues durant les vacances passées.
Je ne vois pas Colette.
Mais voilà que le grand chef débarque. C’est lui qui a créé
les LCP en réaction au CRL (Centre de Recherches de Lacq) qui selon lui
filait du mauvais coton en matière de recherche. Un grand silence s’installe
à l’arrivée du chef. Je pense naivement qu’il va sermonner ses troupes et
les envoyer travailler. Au lieu de cela il tient à faire participer l’honorable
et respectueuse assemblée, qui est tout ouie, à la passionnante découverte
qu'il a faite la nuit dernière d’un auteur exceptionnel qui a tout vu, tout dit et tout
compris : Toynbe. Il est d’autant plus à l’aise que personne ne connaît
ce personnage et il en est
d’autant plus enthousiaste. Pendant ce temps l’heure avance, il est près
de 10 h du matin et je commence à m’ennuyer. J’ai près de moi une petite
minette bien mise et bien coiffée et lui demande si c’est comme ça tous
les matins. J’ajoute qu’il me tarde de me mettre à l’ouvrage dès que
j’aurais retrouvé Colette.. La petite minette, Renée de son prénom, part
d’un grand éclat de rire et me rétorque ex-abrupto : « Calme-toi, ça te
passera avant que ça nous reprenne ! ». C’est clair, ces gens ne sont pas
là pour travailler mais d’abord pour toucher à la fin du mois leurs émoluments
plutôt généreux. J’entre dans un autre monde, un monde auquel je ne m’habituerai
jamais. Ma vie d’avant et la SOBEP m’ont servi de leçons. Pendant que
certains s’échinent et ne gagnent rien du tout, d’autres, plus malins,
trouvent normal d’être payés en travaillant le moins possible.