NUITS
BLANCHES
Première ascension hivernale de l’éperon NW de la Pointe de Chausenque en Janvier 1971 par Hervé Butel, Patrice de Bellefon, Mirabal et Audoubert.
Récit de Patrice de Bellefon.
Quelle est cette violente nécessité qui pousse des hommes à se lancer volontairement, dans la neige et le froid, à l’assaut de parois glacées. ? C’est à ces hommes de répondre. Ou de se taire. Ou de livrer, à ceux qui ne les partageront jamais, quelques fragments d’intensité, quelques cristaux d’émotions parfaites et de souffrances…
Dans les Pyrénées, il est désormais peu probable que des montagnards vivent, dans une paroi, des nuits aussi rudes, aussi neigeuses que celles racontées ici. Aujourd’hui, seule une accumulation d’erreurs et de maladresses expliquerait en effet qu’une cordée fût prise – surprise – par de telles conditions : les grimpeurs de haut niveau, véritables professionnels de l’exploit, sont maintenant beaucoup plus rapides que nous ne l’étions, l’équipement s’est allégé et perfectionné de façon considérable, cependant que ces parois sont d’une part plus accessibles et en outre mieux équipées, parce qu’enfin les prévisions météorologiques sont devenues plus précises et plus fiables.
L’éperon de la Pointe Chausenque est une des belles courses que compte l’austère versant nord du Vignemale. Ces huit cents mètres de dalles imbriquées, empilées avec des bastions fracturés, dominant la rigueur froide du célèbre couloir de Gaube, était à l’époque un objectif convoité par tous les amateurs de grandes aventures hivernales. Une première fois, dans les années soixante, bien avant notre réussite, Hervé Butel, Jean-Louis Lechêne et moi, avions tenté l’aventure…
RUDE BIVOUAC La nuit nous presse quand nous achevons de gravir les dalles compactes de l’épaulement qui marque la fin du premier tiers – le plus difficile – de l’ascension. Nous nous hâtons, acceptant la part de risque qu’accompagne la précipitation, pour virer à droite au-dessus du couloir de Gaube, où nous savons trouver des plates-formes pour installer notre bivouac.
Déjà il neige, déjà la nuit est sur nous. Nous ne choisissons pas et prenons la première banquette qui se présente. Ell est minuscule et comblée par un névé. Tout de suite, nous devons creuser le mur de neige et ménager une place pour notre dos, afin que la paroi ne nous rejette trop vers le vide. Tandis que nous nous habillons de tous les vêtements dont nous disposons, nous réalisons soudain que la neige tombe dru et recouvre déjà les parois environnantes. Nous comprenons dès lors que demain nous aurons à affronter les périls d’une descente hasardeuse.
Jean-Louis, que j’assure, profite des ultimes lueurs pour tenter de repérer la succession de rappels sur l’itinéraire de fuite que nous emprunterons demain. Hervé, tassé dans un recoin de notre dérisoire plate-forme, s’affaire, protégeant de son dos le réchaud que les rafales rageuses ne cessent d’éteindre.
Très vite, nous nous retrouvons serrés les uns contre les autres, faisant bloc contre la tempête : dos au mur, à peine assis, presque couchés dans nos duvets le long de la paroi redressée, nos jambes pensant dans le vise, amarrés à la muraille par la corde qui nous prend aux aisselles. Nous tenons dans les mains, un long moment et à tour de rôle, le réchaud et sa gamelle pour obtenir un potage à peine tiède. Une poignée de vivres de course achève notre repas.
Il y a d’abord la lassitude, l’apaisement procuré par l’immobilité, qui économise notre vitalité ; mais plus tard, quand le froid nous mord jusqu’aux os, plus tard, dans la nuit transie et si faussement blanche, arrive notre impatience du jour avec l’envie de remuer et de nous défendre. C’est alors qu’une coulée de neige nous submerge. Je la sens envahir mon duvet et charger mes épaules d’un poids insupportable.
Elle m’entraîne. Un instant de frayeur – je pense ne pas être attaché – avant de me retrouver pendu, inerte, deux mètres sous notre bivouac, retenant mon duvet rempli de neige. Mes compagnons me remontent à la force des bras.
La venue du jour est une délivrance, malgré la rudesse des préparatifs, malgré les cordes emmêlées, les doigts gourds, les gants glacés et l’entêtement de la neige.
Jean-Louis, connaissant un peu ces parages par une précédente retraite en été, choisit avec une magnifique maîtrise la ligne de notre descente, assurant le fastidieux pitonnage de nos relais, jusqu’à notre arrivée dans le couloir de Gaube. Nous le descendons indifférents à la terrible menace que fait peser sur nous ce mètre de neige fraîche, instable, accroché depuis cette nuit au hautes murailles du Vignemale.
ÇA VA, HERVE ? Au cours de la réussite de la première ascension hivernale (janvier 1971) de l’éperon nord de la Pointe Chausenque, nous avons vécu encore une nuit sauvage. Nous étions, cette fois, Louis Audoubert, Hervé Butel, Pierre Mirabal et moi. Nous avions déjà passé une première nuit sur une confortable plate-forme neigeuse que nous avions taillée à loisir…
Le lendemain, une fois encore, pressés par la menace du mauvais temps, nous avions grimpé jusqu’aux limites du jour pour nous rapprocher du sommet, avant d’installer notre deuxième bivouac dans la paroi. Aussi, nous n’avions pas choisi l’emplacement : il était très exigu, en dévers et encombré de blocs, mais heureusement à cinquante mètres environ, sous les dernières difficultés de l’ascension. La nuit fut terriblement froide, traversée par une nuée de cristaux secs et piquants. Silencieux, recroquevillés, mâchoires serrées pour ne pas claquer des dents, nous avons attendu le jour.
A peine était-il là qu’Hervé, déjà debout, farfouillait mains nues dans notre tas de ferraille pour mettre en ordre notre équipement. Robuste, épais, lent, impavide (un des plus solides montagnards que j’ai connus au cours de ma carrière), il se préparait pour tenter de frayer un cheminement dans la paroi d’écume verticale qui nous surplombait.
Il s’y employa une bonne partie de la journée avec, entre autres instruments, la brosse de peintre en bâtiment que nous avions emportée avec nous. Avant de progresser, Hervé nettoyait les prises, soufflant sur la neige poudreuse qui les cachait, puis les dégageait de la gangue de glace dont souvent elles étaient enrobées.
Son ascension, lente et périlleuse, nous parut interminable. Nous étions encore immobilisés sur notre minuscule bivouac, tous trois debout, battant la semelle, quand, au cours d’une brève éclaircie, nous avons vu les éclats d’un soleil, déjà haut dans le ciel, sur les crêtes faîtières de la Pique Longue voisine. Nous redoutions l’affrontement d’un troisième bivouac qui, dans l’état de notre équipement, eût à coup sûr entamé gravement nos forces. Le silence de nos méditations inquiètes était parfois rompu par un cri : « Ça va, Hervé ? »
Nous attendions avec impatience le soulageant : « C’est bon, vous pouvez venir ! »
L’attente dura longtemps encore. Nous cherchions un réconfort dans la confiance que nous avions en notre ami. Nous savions sa bataille, sa prudence, sa force, sans cependant le voir. Seulement, de temps à autre, le glissement dans nos mains de quelques décimètres de corde filant vers le haut nous racontait le labeur de sa progression et nous conviait à partager le plaisir fauve qu’apporte, en ces circonstances, une parcelle de succès. Vint le moment où nous n’avions plus de corde ; Butel était au bout de sa longueur. Je me souviens encore de ma secrète et anxieuse interrogation : « Est-il encore dans le mur des Cristaux, où déjà à l’amorce de la cheminée des rochers rouges à partir desquels enfin, se couche la paroi ? »
« Hervé, où es-tu ?»
Durant peut-être plus d’une heure, nous n’eûmes aucune réponse. Hervé ne bougeait plus. Il cherchait. Balayant tout autour de lui les rochers, sa grande carcasse gesticulant en équilibre sur une étroite corniche dans la muraille pour en dégager la neige, il cherchait un emplacement où planter encore un piton pour assurer notre sécurité. Un rocher, compact ici, friable là, s’obstinait à ralentir notre progression. Irrités, impatients, tiraillés entre le raisonnable espoir d’échapper à un autre bivouac et la crainte de le subir à cause d’une ridicule fissure, nous attendions, cette fois tendus, armés, bien éveillés, le signal d’Hervé pour nous élancer sur le confort de ses traces.
« Viens, j’ai deux bons clous, ça va aller maintenant ! »
Peut-être était-il 13 heures, peut-être 14 heures. A cet instant, en plein après-midi, empli de l’espoir et de la vitalité des beaux matins, à cet instant, j’achevais ma plus longue nuit dans le versant nord du Vignemale.
Patrice de Bellefon