LA MER ET LES MARINS
ÉDOUARD CORBIÈRE
Antoine Moëde, capitaine d'un corsaire, qui, pendant les deux dernières guerres, a laissé des souvenirs si honorables à la Guadeloupe, commandait une petite embarcation où il avait entassé cent hommes déterminés comme lui.
Il rencontre au vent de la Désirade un grand bâtiment anglais richement chargé pour la Jamaïque: l'attaquer et le prendre fut l'affaire de peu d'instants pour des marins accoutumés à monter dans un navire marchand comme dans une salle de billard. L'équipage, dix-huit passagers et dix passagères furent mis à bord du corsaire avec leurs effets; trente Français furent chargés de reconduire la prise, et le corsaire fit voile pour la Pointe-à-Pître. Le lendemain de sa capture, il aperçut avec le jour un brick de guerre qui se dirigeait sur lui. Antoine Moëde, jugeant que ce bâtiment qui le gagnait était anglais, ordonna à ses gens de prendre toutes les robes qu'ils trouveraient dans les malles des passagères, et de s'en affubler. Il fut obéi à la minute, et on vit paraître sur le pont une cinquantaine de belles qui cachaient la fraîcheur de leur teint sous des ombrelles qu'elles agitaient avec autant de grâce qu'elles en pouvaient mettre. L'intention du capitaine était, en ordonnant ce singulier travestissement, de faire croire au navire ennemi que le corsaire n'était qu'un bateau caboteur, chargé de passagers et de passagères qui se rendaient d'une île à l'autre; et, à l'aide de cette ruse, d'échapper à la supériorité des forces du brick, qui l'aurait probablement abandonné sans le visiter; mais il n'en fut pas ainsi. A peine l'Anglais se vit-il à portée de canon, qu'il envoya toute sa volée. Certain de ne pas lui échapper par la fuite, Antoine demande à ses gens s'ils veulent sauter à l'abordage. Tous répondent: «A l'abordage!» Le corsaire vire de bord, cingle vers le brick, dont il reçoit une volée à bout portant; il l'élonge. Les braves amazones d'Antoine jettent leurs ombrelles et leurs chapeaux de paille au diable, tirent leurs poignards, arment leurs pistolets et sautent en écumant de rage à bord du brick anglais. En une demi-heure, le pont est couvert de sang et de morts. Un homme du corsaire saute sur le pavillon ennemi, et l'amène. Le brick se rend, et Antoine Moëde fait route avec sa glorieuse capture, pour la Pointe, où il rentre avec son équipage encore vêtu des costumes de femme, qu'ils n'avaient pas eu le temps de quitter avant cette rapide action. «Jamais, disait Antoine tout glorieux, le cotillon ne s'est mieux tiré d'affaires!»