Dimanche 27 Février 1966 – Gorges du Bitet.
Chantal, Jean
Voiture : Dyna Panhard
Poursuite des visites en vallée d’Ossau, cette fois-ci ce sont les
gorges du Bitet. Nous y observons de splendides toboggans. Dans
la partie supérieure de belles anciennes avalanches s’accumulent.
Nous rentrons par Sestograd, histoire de prendre des nouvelles
ainsi qu’un bon thé. Ils semblerait que des travaux soient entrepris
. Affaire à suivre.
Course idiote avec une autre voiture sur la route du retour.
J’arrive à la dépasser mais c’est très limite. Mort à crédit
ou mort payée comptant ?
Dimanche 6 Mars 1966 – Vers le val de Pombie
Chantal, Jean
Voiture : Dyna Panhard
Le grand beau incite à la balade dans les étendues de neige.
Nous allons, Chantal et moi jusqu’au Pont de Camps et partons
à pied dans une magnifique neige fraîche sur la rive gauche du
gave de Brousset puis remontons jusqu »au val de Pombie. La trace
est assez pénible à faire et la température assez basse pour que
j’attrape une belle onglée.
Nous rentrons sur Arudy et prenons le thé dans la petite carrière
[sans doute le Bouvier].
Vendredi 11 Mars 1966 – Nous accompagnons Hervé au Pont de Camps.
Chantal, Jean, Hervé
Véhicule : Dyna Panhard
Hervé réapparaît brusquement, taciturne, comme sorti d’une longue
torpeur. Il souhaite que je le transporte au Pont de Camps car il
a un objectif en vue à l’Ossau, sans préciser lequel ni solliciter
un coéquipier. Il veut être seul et on le sent.
Nous déposons donc Hervé au terminus de la route. Le temps s’est
brusquement bouché et l’ambiance est sinistre et froide, coupant
court à toute vélléité de balade. Hervé part donc seul et disparaît
rapidement à nos yeux inquiets dans ce que nous considérons comme un
monde hostile, un monde où la vie n’a pas sa place.
L’attitude d’Hervé surprend car il n’est pas coutumier des solitaires
en montagne, son tempérament social lui faisant préférer la présence
des autres. Il n’est donc pas dans son assiette, il couve ou veut évacuer
quelque chose. A l’époque je n’ai pas fait le lien avec la mort de
Lucienne, sa belle-sœur, événement qui l’a sans doute beaucoup traumatisé.
Comme à son habitude il est resté muet, pudeur personnelle et respect
des gens qu’il ne veut pas déranger avec ses « petites histoires ».
Dimanche 13 Mars 1966 – Retour d’Hervé au Pont de Camps.
Chantal, Jean, Hervé
Véhicule : Dyna Panhard
Saisis d’une intuition (à moins que cela n’ait été convenu)
Chantal et moi retournons au Pont de Camps. Et à peine arrivés
qui voyons-nous surgir ? Hervé !!
Il n’a pu faire ce qu’il désirait, mais il ne nous dit pas quoi,
les conditions n’étant pas bonnes. Nous n’insistons pas. Nous
profitons du beau temps (ma
is très froid) pour nous entraîner sur les énormes blocs du Pont
de Camps en suivant le soleil.
Samedi 19 Mars 1966 – Nouveau départ solitaire d’Hervé pour l’Ossau.
Hervé, Chantal, Jean
Véhicule : Dyna Panhard
Le temps se maintenant inéxorablement au beau fixe Hervé décide
de repartir à l’Ossau tenter à nouveau ce qu’il n’a pu réussir le
week-end dernier. Toujours le mystère, je me demande pourquoi. Sûrement
pas par esprit de compétition vis à vis de moi, peut-être par une
subtile délicatesse de voleur dans l’hypothèse où nous aurions déjà
parlé de ce projet secret, ou tout simplement par superstition. Il
veut peut-être qualifier son entreprise d’hivernale et pour cela
tient à partir avant que le printemps des calandriers ne soit établi.
Il est juste dans les temps.
Lorsqu’Hervé nous abandonne le grand beau temps tire brusquement
le rideau et laisse un paysage rien moins que sinistre, ce qui accentue
le sentiment de solitude extrême que nous prêtons à notre ami. Nous
croisons tous les doigts que nous pouvons pour qu’il ne lui arrive rien,
qu’aucun secours en montagne ne soit déclanché pour le ramener les
pieds devant. Ce genre d’ami nous rend la vie dure.
Mercredi 23 Mars 1966. Le retour d’Hervé victorieux du couloir Pombie-Suzon, en solitaire et en hiver.
Hervé, Jean
Pas de nouvelles, bonnes nouvelles dit-on. Quand même, les jours
passent et rien ne se passe. L’inquiétude devient anxiété. Mais quel
messager pourrait nous dire ce que fait présentement Hervé ? Lucienne
n’est plus là pour le rechercher partout, amoureusement. Et lui est-il
allé là-bas pour tenter de l’oublier ? A force de rester muet Hervé
devient la cible de toutes les hypothèses. Celle de Lucienne est sans
doute la plus probable. Partir, disparaître du monde des hommes et
tenter de rejoindre les cieux en misant dans une folle entreprise dans
un sursaut désespéré. Les Butel sont très croyants.
La folle entreprise a une histoire, nous y reviendrons plus loin.
Ainsi donc, une folle inquiétude s’emparait progressivement de nous et
nous tentions de nous rassurer en pensant qu’après tout il n’était monté
à Pombie, refuge désert, que pour y dormir et y faire retraite afin
d’apaiser ses tourments, s’il en avait, dans le calme apaisant de
la montagne. A l’époque les tourments d’Hervé étaient plutôt un motif
de rigolade entre nous ses amis qui supputaient qu’il s’était pris un
nouveau rateau, sans doute plus dur que les autres. Mais cette fois, par
ignorance, nous mésestimions l’ampleur de son tourment, et nous pensions
qu’il valait mieux rire des mésaventures d’Hervé plutôt que tout dramatiser.
Mais le voilà qui se pointe, bronzé et tout sourire pour annoncer tout
simplement qu’il vient de sortir le couloir Pombie-Suzon en solitaire.
Accablé de questions il raconte son exploit en quelques mots sobres qui
nous plongent dans un univers couvert de glace et d’une raideur extrême.
L’ascension fut longue et il a été obligé de bivouaquer dans des conditions
très précaires, en proie à un froid terrible. Il s’est demandé si ses pieds
n’étaient pas gelés. Après le bivouac il a choisi de descendre par la Voie
des Vires, et pour cela franchir la Vire à Bicyclette qui lui a semblé
encore plus effrayante que le couloir.
Nous restons sans voix ; J’ai simplement noté : « Bravo, vraiment ».
On pourrait penser à un regret caché de ma part, mais ce ne fut pas le
cas. Je n’avais jamais eu l’intention, ni de près ni de loin, d’aller me
fourrer dans un truc pareil. A l’époque le matériel glaciaire était des
plus sommaire. Dans les années 1960, nous ne disposions que de crampons
sans pointes avant quasiment, de piolet à manche en bois et lame droite.
Rien à voir avec les agressifs piolets-traction modernes et les crampons
armés de griffes que ne désavouerait pas un T-Rex. Aujourd’hui la
glace n’a qu’à bien se tenir.
Le couloir Pombie-Suzon ? Au départ une simple devinette que nous nous
étions lancée, Hervé et moi, quelques années auparavant. Nous venions
de gravir le couloir de Gaube, et eu égard à la terrible réputation
qu’on lui faisait, il ne nous avait pas paru bien extraordinaire. Nous
l’avions même trouvé facile, alors que notre expérience glaciaire était
nulle. Des espagnols peu regardants quant à la sécurité (voir le récit,
juin 1962) n’y avaient-ils pas traîné une sorte de mousmée aux fesses
rebondies et rouges, couleur de la casquette d’Hervé, et dont c’était
sans doute la première et seule sortie de ce genre ?
Non, il fallait trouver autre chose.. Quel pourrait être le couloir
(à l’époque il n’était pas question de cascades de glace) le plus affreux,
le plus innommable en hiver ? Dans les Pyrénées s’entend. Et, idée futuriste,
découvrir quelque chose quasi-impossible à grimper avec les moyens dont
nous disposions. Chacun y alla de ses proposition et fit une liste.
D’un avis unanime ce fut la mienne qui remporta le concours. Le couloir
Pombie-Suzon, déjà sinistre cave en été, venait en tête suivi de près
par la Grande lézarde au Balaïtous, austère mais moins horrible voire
monstrueuse que ce repoussoir infréquentable en hiver qu’est
le couloir de Pombie-Suzon.
Satisfaits de ce classement nous reléguâmes aux oubliettes –
du moins le pensais-je – ce projet qui n’en n’était pas un.
Après plusieurs séjours dans les Alpes Hervé en était revenu avec
une expérience non négligeable en matière de courses de glace (Major et
Poire au Mont-Blanc et autres couloirs dans le massif de Chamonix.L’ami
Hervé muni de son petit piolet droit à manche de bois et de ses crampons
sans pointe avant était prêt à tous les exploits dans les petites
Pyrénées. Sans pour autant se précipiter, ce n’est pas son genre.
Il préfère attendre son heure.
Discret, voire absent depuis le drame qui l’a frappé en janvier 1966,
il ne réapparaît qu’en mars après une longue période d’abattement et de
douleurs agissant sur lui comme un carcan insupportable. Pour le briser
il choisit l’action, et pas n’importe laquelle comme nous avons vu.
Cette idée de Pombie-Suzon en hiver, couloir que nous estimions
impossible il y a plusieurs années déjà, l’avait-elle jamais quitté ?
Ce défi suprême, sorte de référence absolue pour nous en matière de
difficulté glaciaire, l’avait sans doute durablement marqué. Alors que
de mon côté j’avais toujours évoqué sur le ton de la plaisanterie ce qui
était pour moi le fantasme de Pombie-Suzon en hiver, uniquement destiné
à meubler les causeries les soirs d’hiver au coin du feu. Mais surtout
pas à se vautrer dans sa glace verte dégoulinant de partout.
Et voilà qu’il l’a fait. Un récit, vite, une relation détaillée et
écrite de cet exploit. Pour Hervé voilà qui est encore plus duraille
que le couloir. Il n’aime pas regarder en arrière, il n’aime pas expliquer
ses motivations et encore moins ses actions. Quelle plaie !
Les Ravier, qui s’occupaient de la rédaction de la revue Altitude en
ce temps-là, et que je soupçonne soupçonneux [Comment, quoi ? un truc
que nous n’avons pas fait à l’Ossau ?] m’ont harcelé jour après jour, dès
qu’ils ont eu vent de la nouvelle, pour que j’obtienne d’Hervé le récit
de son ascension exceptionnelle « qui a frappé.bien des imaginations
dans les Pyrénées » [Passages Pyrénéens]. Hervé ne fut pas contre mais
tarda à s’y mettre, traînant les pieds et la plume. Puis réussit à
écrire un premier jet… qu’il perdit ! La poste, paraît-il.
A force d’obstination son récit put paraître enfin dans
la revue Altitude en 1966.