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Robert, années 20 - La vocation

Photo prise par François Cazalet sur le balcon de l'appartement
de la rue d'Etigny à Pau

1927 - La vocation de montagnard de Robert, l’année de son bac.

La clé du royaume

Nous sommes en juillet 1927.
Robert Ollivier a seize ans et trépigne d’impatience de faire quelque chose,
et ce d’autant plus que la tension nerveuse de l’écrit du baccalauréat
(première partie) est apaisée, et qu’il faut maintenant conjurer les
appréhensions liées à la
soutenance de l’oral. Dans ces périodes de grande activité, sinon intellectuelle,
à tout le moins cérébrale, mille et uns projets se font jour dans la tête,
et tous sont forcément plus excitants que le pensum du bachotage. De plus
le corps réclame son dû, il a besoin d’exercice physique pour compenser la
débauche énergétique des cervelles.
Parmi les projets attirants qui pourraient agréablement meubler un
après-midi de dimanche, seul moment libre de la semaine, il en est
un qui a la préférence de Robert et de son copain de vélo, Bourdet
(on a perdu le prénom en route ndlr). Chaque fois que le temps le
permettait - le temps de le faire et le temps qu’il faisait - ils
s’évadaient de leur pension, l’Immaculée Conception, collège catholique
de Pau à la discipline de fer et aux contraintes religieuses et
scolaires prégnantes, sinon pesantes. Courses de vélo dans les rues
de Pau, «explorations» diverses dans la charmante campagne environnante
meublaient agréablement leurs rares moments de liberté et leur permettaient
d'évacuer l’excédent de l’énergie débordante de l’adolescence.
La bicyclette était leur sésame, la clé qui leur permettait de supporter
les rigueurs du collège, les absences des parents bien occupés ailleurs,
leur fournisseur de rêve en somme.
Leurs rêves de jeunes gens épris d’effort et de liberté s’alimentaient
également des exploits des Géants du Tour de France, épreuve déjà célèbre
en cette année 1927.
Le 19 juin avait été donné le départ du 21ème Tour de France, à Paris.
A cette époque le Tour de France faisait vraiment le tour de la France
http://www.pbase.com/jmollivier/image/158869227). Et le 29 il était passé
par le col d’Aubisque lors de la fabuleuse étape Bayonne-Luchon, longue de
326 km et remportée par Nicolas Frantz en 16h25’10’’ (le coureur classé
dernier de cette étape était arrivé plus de 5h42’ plus tard !). Exploits
mythiques qui faisaient gamberger tous les publics amateurs de sport
ou non, et en particulier les jeunes, amoureux de vélo et d’exploits authentiques.
Une manière de se rapprocher un peu de ces surhommes, à défaut de pouvoir
les imiter, était d’aller fouler le théâtre de leurs exploits, de voir
de ses propres yeux les montagnes qu’ils étaient capables de gravir
sur leurs machines.
Le col d’Aubisque était donc tout trouvé pour se rendre compte : relativement
près de Pau il jouissait d’une terrible réputation (il est encore
de nos jours classé hors catégorie), réputation renforcée par le fait
que, si l’on en croit René Arripe, «dans les années 20 la route était
en fait un chemin amélioré. L’été par exemple, de hautes herbes poussaient
en son milieu. Elle n’était pas goudronnée.»
Les deux adolescents disposaient de peu de temps pour mener à bien leur
entreprise : la moitié de ce dimanche 3 juillet 1927 était comme tous
les dimanches à l’Immaculée Conception occupée par la messe dominicale
évidemment, et le sermon qui va avec, l’instruction religieuse,
la proclamation des résultats de la semaine passée (Diligence –
moyenne des notes – et classement de la composition de la semaine),
remise des récompenses matérialisées par des bons rouge, bleu et mauve
pour les trois premiers, et une sorte de croix-décoration pour le
premier, croix qu’il devait rapporter le lundi suivant après l’avoir
montrée à ses parents, et enfin la bénédiction qui clôturait vers midi
cette pieuse et studieuse matinée.
Pour rallier le col d’Aubisque il fallait donc aller au plus court.
Voyons la carte routière. De visu, et sans chercher à interpréter,
par manque d’expérience, les aléas routiers éventuels, Robert et son
copain se mirent d’accord pour ce qui leur semblait plus direct que
le détour apparent par Laruns : la route de Nay, Arthez d’Asson et
Ferrières. Il semblait bien y avoir quelque discontinuité à proximité
du col, mais cela leur parut négligeable. Nous verrons bien sur place
conclurent-ils. Ils ne réalisaient pas en regardant la carte, que sur
une distance relativement faible par rapport au trajet qui les séparaient
de Pau, la différence de niveau était très importante.
Avant la grande expédition il était nécessaire de troquer l’uniforme
obligatoire de l’Immaculée pour une tenue plus adéquate et prendre
rapidement un solide repas. Pour gagner du temps Bourdet rejoint Robert
rue d’Etigny, où sa mère Blanche demeurait. Blanche, veuve depuis 1914,
observait ces préparatifs d’un œil soupçonneux. Elever ce «garnement»
n’avait pas toujours été facile, ni pour lui ni pour elle, et maintenant
qu’il était sur le point d’obtenir le bac elle redoutait qu’il ne fût
prêt pour l’oral, dans quelques jours. Le but réel de la balade n’avait
pas été dévoilé, les garçons avaient simplement dit qu’ils allaient faire
un tour pour prendre l’air comme ils en avaient l’habitude et retrouver
des forces pour affronter la terrible épreuve de l’oral.
- «Soyez là pour dîner ! N’allez pas trop loin. Est-il bien raisonnable
d’aller se fatiguer à la veille d’un examen, je vous le demande ! Enfin,
puisque vous y tenez…» furent les dernières paroles que les collégiens
entendirent alors qu’ils avaient déjà enfourché leurs vélos rustiques
(pneus ballons, et seulement deux vitesses disponibles en retournant
la roue arrière).
Dévalant la rue Marca ils filent déjà vers Nay, petite ville rapidement
atteinte et qu’ils connaissaient déjà. De Nay à Asson puis Arthez
d’Asson la route, calme et quasiment droite, semble leur donner
raison. Sentiment renforcé dans la charmante vallée de l’Ouzom qui
monte tranquillement en direction de Ferrières, ancienne cité minière.
Le relief environnant se fait plus important. Au-dessus des forêts qui
couvrent les versants de la vallée s’élèvent maintenant les masses
imposantes du Monbula (1583 m), du Mondragon (1716 m) et de l’Estibète
(1851 m). Et cette échancrure là-bas au fond, dans l’axe de la vallée,
doit être certainement le col d’Aubisque. Courage !
Et déjà, passé Ferrières, il leur en faut pour grimper les rampes qui
conduisent à Arbéost, qui, selon leurs «calculs» doit être à un jet de
pierre du col d’Aubisque. D’après la carte c’est comme s’ils étaient
arrivés. Ils décident d’arroser ça à l’unique petit café d’Arbéost
où ils commandent deux limonades, bienvenues après la suée prise au
cours de la montée depuis Ferrières. Ils en profitent aussi pour délasser
des jambes qui viennent de parcourir 42 km et échanger quelques mots
avec la patronne. C’est elle qui s’enquiert de l’objet de leur visite
à Arbéost, petit patelin tranquille au bout de la route. Et c’est bien
ce qu’ils ignorent. En ce temps-là la route s’arrêtait à ce terminus
du bout du monde, du moins la route carrossable. Le col d’Aubisque
n’était point éloigné, mais seulement à vol d’oiseau !
Timidement ils dévoilèrent leur projet, et entreprirent de s’enquérir
de la meilleur route à prendre.
- Le col d’Aubisque ?? Mais vous n’y pensez pas ! s’exclama l’aubergiste.
Vous n’êtes pas dans la bonne vallée. D’ici, à la rigueur, et en poussant
vos vélos vous pourriez peut-être atteindre le col du Soulor…mais c’est
loin ! ajouta-t-elle avec l’air de sous-entendre que ce n’était pas pour
ces freluquets venus de leur ville en pantalons courts et souliers cirés.
Il n’était pas du tout dans leur intention de visiter le col du Soulor.
Ils ne le connaissaient pas et n’en n’avaient jamais entendu parler.
C’est à l’Aubisque qu’ils voulaient aller, et nulle part ailleurs. Ah ça !
Piqués au vif par le «peut-être» et le ton de la fermière, ils insistèrent
pour savoir au moins où tourner le regard pour situer ce fameux col. La
tenancière se borna à tendre vaguement la main en direction du Sud-Ouest
en leur répétant qu’il n’y avait ni route, ni chemin, ni même de
sentier, à part le chemin de char qui s’arrêtait aux Bourinquets (754 m),
simple petit hameau de quelques granges, à quelques centaines de
mètres d’Arbéost et en léger contrebas.
Par effet de perspective les vagues crêtes herbeuses se profilant
sur l’horizon au-dessus des forêts leur semblaient à portée de main.
Tous ces kilomètres parcourus en vélo, et renoncer si prés du but
! Quelle frustration. Et avec l’optimisme inconscient de leurs seize
ans ils décidèrent de trimbaler leurs lourds vélos par monts et par
vaux, à travers les forêts et les immenses prairies pentues.
L’air pur de la montagne raccourcit les distances c’est bien connu et
ces jeunes gens enthousiastes et sans expérience ne pouvaient deviner
que si à vol d’oiseau il n’y avait «que» 5 km depuis Arbéost (4,4 depuis
les Bourinquets) jusqu’au col (ce dont ils ne se rendaient pas compte),
le dénivelé se montait, lui, à 955 m, soit une pente moyenne de plus de 20% !
C’est à peine s’ils entendirent l’exclamation teintée de compassion
lancée par l’aubergiste : «praubes beroi – pauvres petits», qui accompagna
leur départ vers le col mythique qui leur paraissait si près.
L’après-midi commence déjà à être bien avancé, mais cette notion du temps
leur échappe à présent. Le but c’est ce col derrière lequel il suffira de
se laisser filer vers Pau. Il est parfois des moments, et ce n’est pas
l’apanage de la seule jeunesse, où l’action semble déconnectée du temps,
du temps qui passe. La priorité absolue réside dans cette action et à
son déroulement. Action qui n’est pas inféodée à une quelconque contrainte
imposée par un horaire particulier et les obligations sociales. Belle
liberté. Belle insouciance.
Et bel effort aussi. Il est tout de même près de 17 heures quand ils
traversent l’Ouzom juste après les Bourinquets. S’ils avaient regardé
leurs montres (en avaient-ils seulement ?) avec un brin de perspicacité,
et sans cet optimisme béat qui leur faisait croire qu’atteindre le col
serait plus rapide que de revenir sagement à Pau par la route qu’ils
venaient d’emprunter, ils auraient évidemment renoncé dès les premier
lacets abrupts, terreux et glissants. Renoncer à ce col qui les attirait
comme un aimant ? Repasser piteusement devant l’auberge où ils avaient
quelque peu fanfaronné ? Etre obligé d’avouer aux copains de la ville
qu’ils avaient échoué ? Insupportables pensées !
Et pourtant ce n’était vraiment pas faciles avec leurs vélos sur l’épaule
et leurs souliers de ville aux semelles lisses. Longues fougères, ronces
dans lesquelles les vélos s’accrochent, raidillons empierrés et gras
serpentant sous un couvert épais et conduisant à de vagues clairières
où finissent de rouiller du vieux matériel des anciennes mines de fer.
La forêt, désormais dans l’ombre de la montagne, les enveloppe et masque
les perspectives. Et surtout elle n’en finit pas. Pourtant elle paraissait
si courte vue d’en bas. Si simple aussi. Or le sentier, relativement
tracé jusqu’aux anciennes mines se perd régulièrement, des ravines leur
font faire des détours, avec toujours les vélos tantôt sur une épaule
tantôt sur l’autre. S’ils n’avaient représenté un trésor pour eux ils
les auraient volontiers abandonnés à leur sort d’objets encombrants
et inutiles en ces lieux.
Ils errent ainsi durant des heures, à la recherche de la sortie incertaine
de ce fichu bois qu’ils se refusent à croire enchanté. Ils ont complètement
perdu la notion de l’heure, et ne veulent pas penser ce que serait
un demi-tour dans cet enfer. Ils ont tellement zigzagué en montant, qu’il
leur semble impossible de retrouver le parcours d’un hypothétique repli.
Ils sont perdus, dans une forêt qui semble s’agrandir sans cesse et leur
seul espoir est le passage par le haut.
Il est cependant de brefs instants de doute et de découragements. C’est
qu’il se cache bien ce col d’Aubisque ! La patronne de l’auberge les
aurait-elle trompés ? Cette éventualité les fait rire, et comme à
cache-cache ils comptent bien le débusquer ce satané col. Cette
perspective renouvelle leurs forces.
La limonade est loin cependant, et ils n’ont rien à manger. Heureusement
des ruisseaux sont là pour étancher leur soif. Bourdet commence à traîner
la patte et implore Robert de s’arrêter un moment, voire de redescendre.
Mais Robert est un teigneux et un têtu dont l’amour propre lui interdit
de renoncer. Emporté par l’enthousiasme et la fièvre de la découverte il
a oublié sa mère et ses recommandations. Cependant un petit nœud à
l’estomac vient de temps en temps traduire le doute qui le gagne quant
à la réussite de l’expédition. Est-ce la bonne route à suivre ? Auront-ils
la force d’aller jusqu’en haut ? A quelles sanctions et engueulades
vont-ils s’exposer s’ils prennent trop de retard ? (il ne se demande pas
pour l’heure si les parents seront inquiets). Cela le pousse à harceler
son copain et à le haranguer avec vigueur. Il a de l’énergie pour deux.
Cette aventure – car pour lui c’est une véritable aventure – le dope
littéralement, l’enivre. Cette montée, aussi dure qu’elle soit, est
merveilleuse. Qu’elle est loin la vie grise et minutée du collège avec
tout le cérémonial calculé qui rythme inexorablement chaque instant de la
journée, de toutes les journées, sans surprise (sauf celle des mauvaises
notes !). Cette expédition qui devient une exploration et un défi à
relever, prend pour lui le goût exquis de la liberté ; il n’est personne
ici, et surtout pas Bourdet, pour lui dire ce qu’il faut faire ou ne pas
faire. C’est lui qui décide et qui fait. Jamais jusqu’à présent une telle
occasion ne s’était présentée sous un jour aussi favorable. Il se sentait
maître de sa destinée, et avançait l’esprit vainqueur malgré l’épaule
labourée et meurtrie par le cadre du vélo. Il l’aurait ce col d’Aubisque,
et tant pis pour le reste…
D’ornières en buissons d’épines, les pieds crottés et les mollets griffés
par les ronces, échevelés, ruisselants de sueur ils sortent enfin des
dernières futaies en fin d’après-midi, quasiment à la tombée de la nuit.
Désormais la sombre forêt se referme derrière eux et les livre à de grands
espaces herbeux. Maintenant c’est une certitude établie : c’est par
le haut qu’ils sortiront. Ils se sentent délivrés et une nouvelle euphorie
les gagne. Dans un grand élan d’optimisme Ils se disent qu’il est encore
possible – moyennant un retard certain – d’être ce soir à la maison.
De là où ils sont ils voient le mur de soutènement de la route qui serpente
au loin, au-dessus d’eux, bien plus loin qu’ils n’imaginent. Le premier
enthousiasme passé, la fatigue se fait sentir et c’est lentement qu’ils
reprennent l’ascension en essayant de rejoindre la route au point le
plus bas possible pour s’économiser. Mais la configuration du terrain est
telle qu’on ne gagne pas grand chose par rapport à la montée intégrale
dans les prairies jusqu’au col. Les 400 mètres au-dessus de la forêt
il faut les faire de toutes façons.
Sous leurs pieds, (et leurs vélos !), se creuse bientôt le versant
qu’ils viennent de gravir. Il plonge vertigineusement vers le fond de la
vallée déjà dans l’obscurité où l’on devine Arbéost et les quelques
maisons des Bourinquets, minuscules signatures de la présence humaine
dans cette immensité montagneuse, preuve tangible de leur homérique
parcours. Vu dans ce sens il leur paraît énorme. La forêt qui leur
donné tant de mal n’est qu’une esquisse au bas des prairies, un simple
détail dans le vaste panorama qui s’offre à leurs yeux. Ils ont vraiment
l’impression d’avoir fait quelque chose, et cette victoire sur la montagne
et sur eux-même les remplit d’une intense satisfaction. «Avec les vélos»
n’arrêtent-ils de répéter ! «Praubes beroi» entonnent-ils ensemble en
souvenir ironique de l’au-revoir dubitatif de la patronne du café.
C’est vrai ! Ces fidèles et encombrants compagnons qui ne les ont pas
quittés d’une semelle – doux euphémisme – vont maintenant remplir leur
rôle à nouveau grâce à la route enfin retrouvée.
Route est un bien grand mot, chemin irait mieux. Ils avaient du mal à
imaginer les coureurs du Tour de France foncer sur ce revêtement
incertain, non bitumé et plein d’ornières et de cailloux errants.
Bourdet se pose même la question : « Tu crois que c’est par ici que les
coureurs sont passés ? » demande-t-il naïvement à Robert.
Quelle autre route pourrait-il bien y avoir ? Celle-ci les mène en
quelques km à ce fameux col d’Aubisque tant désiré, et sans doute
jamais parcouru de cette façon. La nuit les a rattrapés, ainsi que la
lune qui s’est levée à l’Est et qui projette leur ombre fantomatique
et hésitante sur le chemin poudreux et blafard. Une borne leur confirme
qu’ils sont bien parvenus au but : Col d’Aubisque – 1709 mètres.
Pour mémoire, l’altitude de Ferrières est de 550 m.
Et là, grâce à la lune le panorama s’élargit encore. Le vaste cirque
de Gourette s’offre à leurs yeux éblouis. Un immense théâtre d’ombre
et de lumière ponctué des grandes tâches blanches des névés au-dessus
desquels s’élèvent des montagnes diaphanes, élancées et majestueuses.
C’est une vraie surprise, un choc. Comme ils avaient bien fait d’insister
et d’en baver comme des russes ! Au plaisir de la réussite s’ajoutait une
récompense somptueuse, et bien à la hauteur de tous ces efforts fournis.
Ils n’en revenaient pas, et se frottaient les yeux afin d’être sûrs
qu’ils ne rêvaient pas.
L’éclairage lunaire ajoutait du mystère et de l’ampleur à ce paysage
grandiose baignant dans un silence presque total, à peine troublé par
le murmure de lointains torrents.
Les deux compères n’arrêtaient pas de se congratuler, de s’exclamer tout
haut, de se donner des bourrades amicales. Puis, laissant les vélos sur
le bord du chemin ils restèrent assis en silence de longues minutes. Ils
se remplissaient les yeux de ce spectacle unique. Aucun mot de leur
vocabulaire ne pouvait qualifier ce qu’ils voyaient, ce qu’ils ressentaient.
Ils avaient brusquement basculé dans une autre dimension et pour Robert
c’était une porte qui s’ouvrait sur un monde nouveau qu’il ressentit
instinctivement riche de promesses, un monde qui lui garantissait que la
vie valait la peine d’être vécue, qu’elle lui offrait maintenant des
perspectives autrement plus excitantes que la grisaille de la morne
plaine avait pu lui apporter jusqu’à présent.
Ce sentiment de liberté qu’il avait éprouvé aujourd’hui, ces efforts
dont il avait été capable avec son camarade, la réussite de leur entreprise
malgré l’heure tardive et le prodigieux couronnement de cet après-midi
hors du commun mirent dans la tête de cet adolescent qui se cherchait
des certitudes dont il ne se départirait plus durant des décennies, et
qu’au fond de lui-même il ne renierait jamais.
Oui, le (bon) ver était maintenant dans le fruit.
Puis brusquement la réalité prosaïque les sortit de leur torpeur,
hypnotisés qu’ils étaient par le paysage, et engourdis sûrement par
la fraîcheur du soir et la fatigue accumulée dans leurs organismes
somme toute peu habitués à se dépenser durant autant de temps
et quasiment à jeun.
Les parents !…le collège !… le bac !…. Ouh la la ! Ca va barder !
Enfourchant leurs vélos ils essaient de dévaler le chemin pierreux
qui descend sur Gourette. Pas facile, la lumière dispensée par la
lune est parfois trompeuse et on n’évite pas toujours cailloux et
nids de poule. Tant et si bien que le pauvre Bourdet crève rapidement
de la roue arrière. Robert lui propose de réparer – ils ont un
nécessaire – mais Bourdet est fatigué, argue qu’on n’y voit rien et
décide de continuer comme ça. Ils continuent donc cahin-caha sur la
piste escarpée, dans un bruit de ferraille et de crissement de freins.
Ils passent Gourette silencieux, sans lumière, et absolument désert
et continuent vers Eaux-Bonnes. Ils traversent le plateau de Lhey où
la cantine de Catherine Caillau (la « mère » Catherine de haute renommée)
est encore allumée. La nuit est avancée, ils sont crevés dans tous les
sens du terme et s’interrogent pour savoir s’il ne serait pas opportun
de s’arrêter là. Mais ils n’ont pas un sou vaillant en poche et n’osent
pas demander à la mère Catherine de leur faire crédit. Ils se demandent,
sans doute à tort, quelle serait la réaction de la cantinière de Lhey
devant ces deux collégiens crottés, échevelés et livides perdus sur
cette route à cette heure de la nuit.
Bourdet propose autre chose. Il est déjà venu par ici en hiver pour
faire du ski et pour ce faire il logeait avec son père – directeur de
la Société Générale à Pau, rien de moins – dans un hôtel des Eaux-Bonnes.
Va donc pour Eaux-Bonnes, et la chevauchée incertaine reprend.
La petite station thermale est calme, mais il y a de la lumière et
surtout quelqu’un à la réception de l’hôtel que connaît Bourdet.
A partir de cet instant tout s’arrange, enfin presque car il est
impossible d’avertir les familles, le téléphone étant coupé à six
heures du soir. Pas de problème, on fait crédit à Mr. Bourdet. Une
bonne soupe fait taire les scrupules en calmant les estomacs affamés,
puis un bon lit leur permet de récupérer jusqu’au lendemain matin.
On n’ose imaginer la nuit passée par les parents, mais c’est une autre histoire.
Au matin donc, avant de reprendre la route pour Pau, la bonne cette fois,
il faut réparer le pneu de Bourdet, et ça leur prend un moment car ils
dénombrent 17 trous qu’ils réparent un à un. Puis, les jambes un peu
raides ils pédalent jusqu’à Pau d’une traite et arrivent en début
d’après-midi rue d’Etigny.
Curieusement ils sont plus inquiets de la réaction du préfet de
discipline (personnage redoutable) de l’Immaculée Conception que
de celle de leurs parents. Car ils devraient être au collège depuis
huit heures ce lundi matin.
Mais l’émotion avait été grande pour les parents et le préfet avait
été averti. Il n’y eut pas de réprimandes particulières, seulement
le soulagement de les avoir retrouvés. Le préfet leur dit simplement
d’un ton bourru lorsqu’il les vit apparaître dans l’enceinte de
l’école : « … et maintenant, au travail pour l’oral ! ».
Sans plus de commentaires.

Ecrit par JMO le 17 Novembre 2005

Annexe (voir aussi plus loin le journal de Robert pendant
son service militaire.
Robert Ollivier n'écrivait-il pas en 1932 dans le journal
qu'il tenait à La Cochette pendant son service militaire :
Dimanche 3 Juillet 1932

Il y a 5 ans, le 3 Juillet tombait aussi un Dimanche.
Et ce Dimanche-là, 3 Juillet 1927, m’est survenu l’aventure
qui m’a révélé La Montagne. Aurais-je jamais pensé que la
prochaine année où le 3 Juillet serait un Dimanche, me
verrait troupier à Embrun, bled perdu dans les Alpes, au
pied de monts qui n’auraient certes pas allumé en moi le
feu sacré du montagnard ?
Quand, à 10 heures du soir, du haut d’un col célèbre,
je considérais, avec un étonnement mêlé d’une admiration que
je n’avais jamais éprouvée encore pour quoi que ce fût, les
lignes harmonieuses de pics éclairés par un mince croissant
de lune, les tâches blanchâtres des névés blottis au pied des
murailles ou suspendus sur les replats aux flancs du Pénemedaa
ou du Ger, j’ai pressenti que j’allais entrer dans une phase
nouvelle de ma vie ; que je sacrifierai désormais beaucoup de
choses pour revivre les minutes d’enchantement que j’avais vécues
alors, que je commençais une course de juif-errant à la poursuite
de ces visions de rêve, comme seule la montagne peut en offrir
à ceux qui lui consacrent la plus grande partie de leur vie. C’est
aujourd’hui, Dimanche 3 Juillet 1932, le cinquième anniversaire
de cette curieuse équipée qui fit naître en moi la grande et
belle passion de la montagne.
Robert Ollivier - Embrun – 3 Juillet 1932

Quant à l'inquiétude des parents il peut être amusant de lire :

Les Rescapés de Malarode http://www.pbase.com/image/36197285


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