Les murs assemblés simplement en "clapis" — éclats plus ou moins spontanés de calcaire produits par le gel et couvrant abondamment les plateaux — vont de cinquante centimètres à deux mètres d'épaisseur et il est généralement admis que les plus épais sont les plus anciens. La technique de construction est à la fois très simple et très compliquée, car l'empilement des pierres ne se fait pas au hasard : elles doivent être orientées de façon à ne pas ramener l'eau de pluie vers l'intérieur, et la technique se corse quand on arrive au montage de la voûte à encorbellement progressif.
Quels que soient leur âge et leur fonction, les bories amènent toujours la même interrogation : pourquoi les a-t-on construites ? Car si la borie relève d'un art de construction magnifique, elle relève aussi d'une démarche de la plus parfaite stupidité apparente : il suffit de ramener l'effort physique accompli à l'utilité de la construction pour avoir quelques doutes sur la bonne santé mentale de ses bâtisseurs.
Prenons quelques chiffres :
— Pour une petite borie, compte tenu de l'épaisseur des murs, la surface habitable intérieure est environ le sixième de la surface au sol. Pour une grande borie, l'épaisseur des murs ne grimpant pas en même temps que la surface couverte, le rapport descend à un demi.
— Mais dans ce dernier cas, pour faire grand, il faut monter la voûte haut et donc charrier des volumes de pierre à peine imaginables : quelques dizaines de mètres carrés d'habitations nécessitent 150 à 200 tonnes de pierre ; quelques mètres carrés de 30 à 50 tonnes...
Et quand vous avez accompli ce travail de titan, vous avez le bonheur de disposer d'un espace vital minuscule, sans fenêtres, dans lequel vous pouvez juste vous tenir debout. Il suffit de visiter le Village des Bories, près de Gordes, pour comprendre l'épouvantable disproportion entre les volumes extérieurs et intérieurs, et l'aberration de tout ce travail par rapport au confort obtenu.
Deux explications seulement peuvent intervenir :
— pour les bories simples, sommaires : une sorte de passe-temps de bergers qui n'avaient qu'à se baisser pour ramasser les clapis servant à la construction sur place ;
— pour les bories plus structurées : le souci de gens qui viennent de voir leur village, leur ferme, détruits par des barbares et qui préfèrent reconstruire anormalement solide pour ne plus vivre d'autre destruction ; aucun envahisseur ne prendrait en effet son temps à démonter, pour le plaisir, la centaine de tonnes d'un bâtiment sans intérêt. Ce besoin de bâtir indestructible apparaît dans un texte de l'Aptésien Rutilius Namatianus, préfet de Rome en 417, qui écrit — après une des innombrables invasions barbares de ces temps — : "tout est ruiné, il faut rebâtir, ne fût-ce que de solides cabanes de berger en pierres sèches". Et depuis, les descendants des Albici et des Vulgientes rebâtissent indéfiniment ces magnifiques et inutiles monuments de pierre.
(Extraits de "Luberon", Carnet d'un voyageur attentif, P. Ollivier-Elliot, Edisud, 1991)