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Jean M. Ollivier | all galleries >> Climbing and skiing in Pyrenees in the '30s >> Escalades à l'Ossau années 30 - Pyrenees >> Pour les magazines, livres etc. des Pyrénées >> R. Ollivier (1911-1997) > Robert Ollivier - Escalade artificielle et sentiment montagnard
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Années 40 M. Ollivier

Robert Ollivier - Escalade artificielle et sentiment montagnard

Escalade artificielle et sentiment montagnard

L’introduction, dans la technique alpine, des moyens artificiels
d’escalade a étonné, inquiété, scandalisé même beaucoup de
montagnards, surtout parmi les plus fervents, surtout parmi ceux qui
avaient voué à la montagne un véritable culte. Cet afflux de
matériel nouveau et révolutionnaire, cette technique compliquée de
pitons, de mousquetons, de marteaux, de doubles cordes, de rappels
horizontaux a fait craindre que, dans ce machinisme alpin, comme
dans le machinisme industriel, les facultés spirituelles du
montagnard, comme les qualités morales de l’ouvrier, ne soient
étouffées définitivement; on a redouté que le sens esthétique, le
sens poétique ou même le simple amour de la nature ne s’atrophient
au bénéfice de la lutte brutale trop grande consommatrice d’énergie
physique, du grimpeur forçant sa route à coups de marteau sur des
parois impossibles.
Les critiques, dont l’escalade artificielle a fait l’objet, ne
sont pas sans fondement. Cependant, dans cette matière comme dans
les autres, on ne peut porter un jugement dépourvu de nuances. Le
machinisme est dangereux si l’on oublie qu’il est au service de
l’homme et que l’homme n’est pas - ou tout au moins ne doit pas être
- à son service; l’escalade artificielle est à rejeter, si elle doit
devenir une fin. Si elle reste un moyen, elle peut enrichir le
Pyrénéisme. Il suffit que l’esprit domine la matière, et l’homme ses
outils. Les origines de l’escalade artificielle, ses dangers, ses
limites vont faire l’objet de cet essai.
Remarquons d’abord que, dans l’histoire de l’alpinisme, tous les
éléments nouveaux de l’équipement, tous les perfectionnements qui
tendaient à donner aux montagnards des armes plus efficaces pour
dominer la montagne ont eu, en leur temps, leurs ennemis et ont été
sévèrement critiqués. Le piolet a eu ses détracteurs, comme les
Crampons Eckenstein. Le " panache" venant compliquer l’affaire,
certains grimpeurs mettaient un point d’honneur à ne se servir que
du bâton. Cependant, Russell, après avoir souligné qu’il avait tenté
une ascension hivernale au Pic d’Ossau " non seulement sans piolet
mais sans corde ", ajoute: " On dédaignait en ces temps-là les
précautions minutieuses que l’on prend aujourd'hui. Mais,
avouons-le, nous avions tort: c’était plutôt de l’ignorance naïve
que du courage".
La technique moderne du crampon, qui permet d’éviter la taille
de centaines et de milliers de marches, n’a pas échappé aux
critiques (Voir " Alpinisme ", Juillet 1927). On peut faire, à ce
sujet, un curieux rapprochement. Déjà, à cette époque, on reprochait
aux pitons de rocher " de ne pas laisser la montagne dans son état
primitif ". En même temps, les alpinistes orthodoxes se déclaraient
ennemis du "cramponnage" et préconisaient la taille de marches comme
la seule technique de glace admissible. La contradiction saute aux
yeux, puisque la taille modifie complètement la physionomie de la
montagne. Et l’auteur de l’article d’"Alpinisme " conclut: "
...L’opposition qui se manifeste à l’égard de la nouvelle technique
a sa source principale dans l’habituelle inertie de l’esprit humain
en présence de toute innovation". Pourquoi, pendant qu’on y est, ne
pas proscrire toutes les armes de l’alpiniste, pourquoi ne pas
soutenir qu’il doit, pour être un "vrai ", un "pur ", attaquer la
montagne en chaussettes ou pieds nus, ou même tout nu ?

Il est vain de vouloir cristalliser une activité humaine et
stopper une évolution aussi normale que celle du perfectionnement
des outils nécessaires à une de ces activités. Renier les pitons
d’assurance ou de progression, c’est renier tout aussi bien le
piolet, les crampons, les cordes, les semelles Vibram, les ailes de
mouches, les tricounis, voire les souliers, les pantalons, les
chemises et les caleçons. Pitons, mousquetons, marteaux ont droit de
cité dans l’alpinisme au même titre que les susdits effets
d’équipement.
Il n’est donc pas question de revenir en arrière et de traiter
par le mépris ou l’ignorance le matériel moderne d’escalade. Mais il
est très normal, très souhaitable même, d’en étudier l’origine, les
effets bons et mauvais, les excès qu’il peut engendrer et, pour
conclure, l’usage qu’il convient d’en faire.
Pour embrasser la question d’une manière aussi large que
possible, il est nécessaire de préciser d’abord l’essence même du
Pyrénéisme - ou de l’Alpinisme. Une définition laconique est
difficile à donner, et toujours incomplète. Il en existe plusieurs
qui, toutes, contiennent une part de vérité. Parmi les différentes
définitions, l’une me paraît dominer toutes les autres, parce que
savants, poètes, peintres, tout aussi bien que sportifs, marcheurs
ou escaladeurs ne peuvent rien en montagne sans énergie et sans
efforts: " L’Alpinisme est la lutte de l’homme contre lui-même à
travers la montagne ". On peut ajouter, pour être aussi complet que
possible: " ... et la mise en jeu du plus grand nombre possible de
ses facultés morales, intellectuelles, physiques ". Le Pyrénéisme
total doit être un résumé, un "condensé " de l’activité humaine
idéale, mettant en mouvement toutes les tendances de l’individu,
d’une façon équilibrée et hiérarchisée selon les principes de la
morale traditionnelle et d’après les données de la psychologie et de
la physiologie : intelligence, volonté, sentiments, nerfs, muscles,
etc... Remarquons en passant que très peu d'activités humaines sont
aussi complètes que l’Alpinisme bien compris.
Considérons qu’on peut distinguer deux sortes de Pyrénéisme
celui de tout le monde, pyrénéisme subjectif, si l’on peut dire,
dont la valeur est relative à la personnalité de celui qui le
pratique: un bureaucrate sédentaire et peu entraîné aura autant de
mérite et mettra en action autant de facultés morales et physiques,
sinon davantage, an faisant une course facile, que le grimpeur bien
entraîné et possédant une technique perfectionnée, quand il réussit
une escalade de sixième degré. La deuxième sorte de pyrénéisme est
plus objective: c’est le pyrénéisme dit d’avant-garde, celui des
meilleurs de leur époque, celui qui, pour mettre en jeu toutes les
facultés des pratiquants très entraînés, très expérimentés, doit
s’orienter vers des formules nouvelles, des itinéraires et des
courses réservant le plus de surprises et d’inconnu. Le grimpeur
pour qui le Mur de la Cascade, l’arête Crabioules-Lézat, la Crête du
Diable sont terrains connus ou faciles à connaître, doit, pour faire
appel à sa volonté, dominer sa peur, concentrer son attention, faire
jouer sa réflexion et son esprit méthodique, aborder des courses
moins connues, moins décrites et, sinon plus difficiles, du moins
présentant un bon nombre de points d’interrogation au sujet de
l’itinéraire, des difficultés et des conditions. Il faut que le
meilleur grimpeur se demande s’il est capable de réussir telle ou
telle course, qu’il entre en lutte contre lui-même, contre ses
appréhensions, contre le Sancho Pansa qui se dissimule en chacun de
nous et préfère le confort et la sécurité à l’aventure et à ses
aléas.
Ce sont les alpinistes d’avant-garde qui ont perfectionné le
matériel alpin, afin de reculer les limites de leurs possibilités et
de trouver du nouveau, toujours du nouveau. "Le Pyrénéisme n’aurait
pas d’histoire et se réduirait à la plus monotone nomenclature si,
génération après génération, nous répétions les mêmes gestes
stéréotypés, obéissant à des méthodes identiques, à des inspirations
inchangées, à une pensée calque des pensées précédentes. Cette
imitation servile des esprits et des procédés étoufferait la
personnalité et ne laisserait aucune place au génie, à la séduisante
fantaisie... ". Ainsi s’exprime Georges Cadier.
Russell et Packe explorèrent les Monts-Maudits sans carte ni
renseignements. Packe fit, la carte, Russell donna les
renseignements, fournissant ainsi des armes nouvelles, un équipement
nouveau à leurs successeurs. Faut-il renier les cartes ? Le piolet a
permis de vaincre des parois de glace inconnues; faut-il renier le
piolet ? Les crampons ont permis d’en gravir de plus longues, parce
qu’ils permettaient d’aller plus vite. La corde a réduit le danger,
donc a permis d’aborder des terrains nouveaux. Et, peu à peu, les
terrains vierges devinrent rares. Presque toutes les parois
gravissables en escalade libre furent explorées, décrites,
archi-connues. D’autres parois demeuraient, que souvent quelques
mètres seulement de rocher lisse et interdits à un bipède
empêchaient de connaître. Depuis longtemps, les procédés artificiels
d’escalade avaient été essayés (pitons par Brulle et Célestin Passet
aux Sœurs de Troumouse, pitons et même arbalètes au Capéran de
Sesques par Motas d’Hestrcux et l’abbé Gaurier). Avant même que la
technique moderne fut mise au point, des courses furent réussies par
des procédés artificiels: la Grande Aiguille d’Ansabère, le couloir
Pombie-Suzon. Un jour, Ilans Dulfer, célèbre grimpeur du Tyrol,
perfectionna ce matériel rudimentaire et de nouvelles voies
devinrent abordables, comme la paroi Sud-Est de la Fleischbank. Et
un nouveau champ d’exploration s’ouvrit ainsi aux montagnards
entreprenants. Le piton était donc, à l’origine, une arme nécessaire
aux grimpeurs d’avant-garde pour conserver à l’alpinisme son
caractère nécessaire d’exploration, de lutte contre l’inconnu,
caractères indispensables à sa vitalité.
Dans les Pyrénées, le piton a permis un bond en avant. Tout
d’abord il a donné une confiance suffisante pour s’attaquer sans
excès de témérité à des problèmes dont la solution par l’escalade
libre paraissait très chanceuse (voir Pique-Longue sans pitons);
telles furent la muraille de Pombie (les deux premiers itinéraires
parcourus), la face Nord de la Pique-Longue, la face Ouest. du Petit
Pic d’Ossau; les pitons n’y sont pas nécessaires, mais ils ont fait
croire à la possibilité de ces ascensions. Par la suite, des
courses, impossibles sans pitons, ont été réussies à la face Sud
directe de la Pointe Jean-Santé, à la face Nord et à la face Nord
Est du Petit Pic, à l’éperon Nord de la Pointe de France, à l’éperon
Ouest du Lézat et à la face Est du Spijeoles.
Nous venons donc d’étudier, à la fois, les origines et les
premières conséquences du matériel moderne d’escalade. Je ne cite
que pour mémoire les quelques deux cents parois explorées grâce à
lui, dans les Dolomites.
A ces répercussions immédiates sur le Pyrénéisme d’avant-garde,
vinrent s’en ajouter d’autres dans le Pyrénéisme classique, dans le
domaine des courses déjà connues, l’efficacité morale - et Souvent
réelle - du piton d’assurance, voire du piton utile à la
progression, fut utilisée dans des ascensions qui avaient été
réussies sans aide artificielle. Et alors, la valeur de ces courses
diminua. Le surplomb de la face Ouest du Lézat, franchi une première
et deuxième fois en escalade libre, se voit truffé de six pitons à
la troisième ascension et, par la suite est souvent franchi avec au
moins un piton. Il est certain que la course est ainsi dévalorisée.
Certains grimpeurs s’inquiétèrent de cette évolution. Ils ne
verraient pas sans amertume la fissure Calame-Carrive d ‘Ansabère,
qui a coûté la vie à ses premiers vainqueurs, franchie maintenant
avec des pitons. C’est un cas de conscience. Cependant, si beaucoup
de courses ont été mises à la portée d’un plus grand nombre de
grimpeurs, si leur valeur a diminué, l’exploit des premiers
vainqueurs demeure toujours aussi valable car, encore une fois, la
valeur de l’alpiniste se mesure à ses qualités morales et non pas
simplement à son entraînement, à sa technique et aux moyens nouveaux
que celle-ci met à sa disposition. C’est à cette efficacité
nouvelle, qui diminuait le prestige des pics et des parois, qu’en
voulaient les vieux montagnards; c’est elle qui leur a inspiré des
critiques acerbes contre les innovations: amoureux de la montagne,
les Pyrénéistes chevronnés la voyaient moins respectable et moins
respectée; fiers à juste titre de leurs propres conquêtes, ils
craignaient, non sans raison parfois, de les voir méprisées par de
nouveaux grimpeurs mieux armés qu’eux, mais en réalité nullement
plus forts.
Hélas! c’est une loi naturelle, en alpinisme, que cette
régression de la valeur des courses, que ce recul de l’inconnu et du
charme qui s’y attache, que cet envahissement progressif des
régions, des versants, des parois dont la solitude était autrefois
réservée à un petit nombre d’élus. On peut le regretter, on ne peut
l’empêcher. Nous avons vu que les pitons ne sont pas les seuls à
incriminer dans cette affaire. Cartes, guides, articles, livres,
piolets, crampons et tous les progrès de l’équipement, de la
technique, de l’expérience, toutes les vulgarisations ont tendu à
chasser le mystère de la montagne et, par conséquent, la poésie, la
légende, l’auréole et les mirages merveilleux des déserts. Si
l’ascension du Nethou était un exploit au temps de Franqueville et
de Tchihatcheff, à cause de l’inconnu inquiétant qui défendait la
plus haute cime de la chaîne, ce n’est plus maintenant qu’une
promenade pour les baigneurs Luchonnais. Les noms de Franqueville et
Tchihatcheff n’en resteront pas moins inséparables d’une conquête
capitale du Pyrénéisme, alors que les baigneurs Luchonnais n’ont
aucun titre à pareille gloire. Comme le dit le Président actuel du
G.H.M., Lucien Devies, " tous ceux qui font aujourd’hui le Grépon ne
sont pas Mummery." Avant de clore ces considérations sur les effets
vulgarisateurs auxquels le piton contribue en partie - mais en
partie seulement - il convient de mentionner un jugement
catégorique, dû au célèbre alpiniste Guido Lammen: "Le piton brise
le péril sacré ". Certains pyrénéens l’ont adopté et un courageux
polémiste, qui signe XXX (Bulletin Pyrénéen) déclare sans rire: "
Des crampons sont enfoncés, et l’homicide Aiguille d’Ansabère
n’existe plus ". D’abord, si M. XXX l’avait gravie - ou avait essayé
- il se serait aperçu qu’elle existait toujours, cette aiguille
volatilisée par la magie de quelques crampons. De jeunes grimpeurs
l’été dernier, s’en sont aperçut également... Ensuite, le terme
"péril sacré " est trop spécial à Guido Lammer, dont on connaît la
conception un peu outrancière de l’alpinisme. Cet alpiniste
solitaire, d’une force morale d’ailleurs remarquable, a poussé un
peu loin le principe alpin "se vaincre soi-même" : " Enlevez-moi
tout ce que vous voudrez, écrivait-il à peu près mais laissez-moi la
peur ". L’amour de la peur - pour le plaisir de la vaincre - est un
sentiment louable, à la condition de ne pas dépasser la mesure. Chez
Lammer, il frise le sadisme. La montagne réserve une quantité
suffisante de dangers qu’on ne peut écarter absolument, quelles que
soient les précautions prises, et la fatalité préside à tant
d’accidents pour que le goût du risque et de la victoire sur
soi-même y trouvent toujours leurs comptes, en dépit de quelques
pitons plantés de-ci de-là. L’enjeu de l’alpinisme est assez sérieux
- c'est la vie même du grimpeur - pour justifier des précautions que
chacun utilise comme bon lui semble selon son jugement et... sa
sûreté on escalade. Cette considération suffit, semble-t-il, à
mettre à l’abri de toute critique le piton d’assurance.
Quant au reproche qu’on lui fait parfois, de défigurer la
montagne, il ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête. Quiconque
possède la moindre expérience sait qu’un piton ne se remarque guère
sur une paroi et que bien souvent le grimpeur ne le voit qu’au
moment de l’utiliser.
Cependant, on peut adresser à l’escalade artificielle, des
critiques étayées sur des arguments beaucoup plus solides. Un tel
entrelacement de cordes, un tel poids de ferraille ne vont-ils pas
étouffer l’âme du grimpeur, en faire une brute sportive ? Les
possibilités nouvelles offertes par l’escalade artificielle ne
vont-elles pas le pousser vers des entreprises aussi folles que
ridicules, qui n' auront plus rien de commun avec la montagne ?
Quels sont ces dangers indiscutables ?
Il en est un, d’abord, qui est commun à tous les
perfectionnements techniques: devenir une fin en soi. Assez
complexe, demandant un apprentissage, procurant des sensations
physiques violentes, l’escalade artificielle risque de passionner
l’apprenti montagnard au point que celui-ci ne voit plus la montagne
que sous forme de pitons, de doubles cordes, de surplombs énormes.
Ainsi le cyclisme, moyen pratique de circuler rapidement, moyen
touristique de voir du pays, devient une fin en soi pour le pauvre
diable qui ne prend plaisir qu’à faire tourner ses jambes et à
dépenser ses forces musculaires comme un jeune animal. Ainsi le ski,
moyen de locomotion en montagne, devient une fin en soi sur les
pistes de téléfériques et la technique du ski elle-même devient une
fin en soi quand l’unique souci du skieur de réduit à faire des
virages bien ronds, bras et jambes en position impeccable, en style
de pure méthode française. Parfois la technique, sans devenir une
fin en soi, est détournée de son but primitif. Le ski de compétition
est un moyen de mesurer sa propre technique à celle des autres. De
même le cyclisme et la plupart des sports. L’escalade artificielle
n’échappe pas à cette loi générale, ni même la simple marche. Toutes
ces déviations sont bien regrettables, car alors la montagne n’est
plus qu’un décor ; on la regarde à peine ; on devient insensible à
sa beauté, à sa poésie, au charme de sa solitude. Elle est devenue
un stade. Mais ce n’est pas là, nous l’avons vu, une spécialité de
l’escalade artificielle.
Venons-en enfin au danger très particulier de la technique
moderne du rocher, celui auquel tout le monde pense et qui intéresse
uniquement le pyrénéisme d’avant-garde. Le piton permettant de
gravir, avec de la patience, du temps, beaucoup de ferraille,
parfois des machines à percer des trous et du ciment rapide, à peu
près n’importe quel escarpement, si rébarbatif, si monstrueux
soit-il, le grimpeur ne considère plus que l’exploit à accomplir, le
plaisir naïf d’utiliser une technique raffinée et les sensations
fortes qu’elle procure. Dans les Calanques de Marseille, on a
assisté à ce phénomène, à cette épidémie de "pitonnite" aiguë. C’est
pour fustiger de semblables excès que Samivel a publié, dans "La
Montagne", son croquis intitulé: "Qui veut faire l’ange... ou le
héros du sixième supérieur". Il y avait, dans ce numéro de "La
Montagne", un article sur la première ascension du Capéran de
Sesques par le Nord. Y avait-il coïncidence, ou le récit avait-il
inspiré le dessinateur ? Le grimpeur qui pitonne du matin au soir et
parfois pendant plusieurs jours, progressant de quelques mètres à
l’heure, ficelé à de multiples cordes comme un prisonnier de la
nouvelle technique, ne peut justifier son acte que par la grandeur
et la beauté de la muraille, par la découverte de perspectives aussi
fantastiques et originales que l’effort est exténuant. S’il
s’attaque à n’importe quelle paroi, si laide, si peu intéressante
soit-elle, à n’importe quel bout de rocher, pourvu qu’il soit bien
raide, de préférence surplombant ou dépourvu de prises, si la
montagne gravie n’a pas d’allure, si enfin, de la base au sommet, on
ne monte que sur des pitons, alors je refuse à cet exercice le nom
de Pyrénéisme, même d’avant-garde, je donne raison à Samivel et je
dis que ces héros du sixième supérieur ne sont que de pales
imitations des singes du Djurdjura qui, eux, grimpent en escalade
libre et n’ignorent aucun des secrets des 7°, 8° et 9° degrés
supérieurs.
Mais, au fait, qui donne aux grimpeurs des Calanques, comme
d’ailleurs aux "purs" de Fontainebleau, le titre de montagnard ? Ces
gens là pratiquent un sport nouveau, spécial, qui n’a rien à voir
avec la montagne et que nous n’avons pas à juger ici. Ils sont des
exemples typiques d’une technique détournée de son but et qui, de
moyen, est devenue une fin. Ceux qui vouent leur âme non plus à la
montagne, mais à la ferraille, ont perdu à tout jamais -La Palisse
l’aurait dit -le sentiment montagnard.
Je précise ici qu’il n’est. nullement question de critiquer les
alpinistes qui recherchent sur les rochers de Fontainebleau ou dans
les Calanques de Marseille les effets salutaires d’un excellent
entraînement. Quant à ceux qui considèrent ces mêmes rochers comme
des buts sportifs qui se suffisent à eux-mêmes, je ne crains pas de
répéter, afin d’exprimer clairement ma pensée, que cet article n’a
absolument pas pour but de porter un jugement quelconque sur ce
genre d’activité. Il m’inspire d’ailleurs comme tous les efforts
physiques, beaucoup de sympathie, mais j’estime qu’il n’a rien à
voir avec l’alpinisme.
Il reste à conclure. Conclusion difficile, penserez-vous
peut-être, d’un article, dont la fin semble contredire le début. La
contradiction n’est qu’apparente. Il suffit de fixer les limites de
l’escalade artificielle, de préciser d’une part dans quel cas cette
arme nouvelle a, comme le piolet, droit de cité dans la technique
alpine, d’autre part d’indiquer les fausses directions dans
lesquelles elle risque d’entraîner le grimpeur. A mon avis,
l’escalade artificielle est valable pour vaincre une grande paroi,
pour découvrir un bel itinéraire où les passages d’escalade libre
sont nombreux, mais dont certaines parties sont impossibles à gravir
sans pitons. L’escalade directe de la Fourche de l’Ossau par le Nord
en offre un bel exemple. Les frères Cadier l’avaient essayée en
1906, à trois reprises. Elle fut déclarée impossible, en 1925, par
les grimpeurs du Camp Ossau-Balaïtous (Voir "Trois semaines autour
de l’Ossau et du Balaïtous ") ; elle fut vaincue en 1936, grâce à la
technique moderne du rocher. Une barrière de dalles lisses,
infranchissables en escalade libre, haute de 45 mètres, avait
interdit jusque-là de pratiquer cette voie de grande envergure, qui
avait séduit nos aînés. En cette occurrence, l’escalade artificielle
a permis d’enrichir le pyrénéisme d’une conquête supplémentaire.
Elle n’a pas étouffé le sentiment montagnard, au contraire, nous
avons vu que ce sentiment est inséparable de l’idée d’exploration et
de conquête. Elle l’a donc servi.
Un second exemple parviendra, peut-être, à compléter ma pensée:
Mon ami très regretté, Julien Arruyer, grimpeur remarquable et
charmant compagnon, et moi-même, avons répété, simplement pour
pouvoir la juger en connaissance de cause, une course que nous
avions désapprouvée: la face Nord du Capéran de Sesques. Notre
conclusion fut la suivante: acrobatie très pénible, qui ne paie pas.
Une voie normale suffit largement à cette petite flèche de pierre et
sa face Nord, escarpement quelconque, comme il y en a des milliers
en montagne, n’a aucune grandeur, aucune fierté, malgré sa raideur
et sa partie surplombante. On n’y découvre aucune perspective
particulièrement originale. Son peu de hauteur ne permet même pas
d’éprouver cette impression de solitude poignante, qui, sur les
grandes murailles, ne manque pas de poésie. Nous avons jugé que
c’était là une entreprise purement sportive, une fantaisie de
grimpeurs, pardonnable, certes, à condition qu’elle ne se renouvelle
pas trop souvent. On pourrait tout aussi bien gravir la Tour Eiffel
par l’extérieur, et là encore la vue serait certainement plus
intéressante et plus originale.
Les pitons sont des outils; il est très légitime de les
utiliser, à condition de rester dans la ligne des grandes traditions
montagnardes, qui sont à bases spirituelles et morales. Mais ils ne
conditionnent pas l’avenir du pyrénéisme, ni celui de l'alpinisme,
et leur emploi en haute montagne est limité.
Je ne puis m’empêcher d’ajouter que nous leur devons, mes
compagnons et moi, des courses inoubliables; elles se sont
terminées, souvent au crépuscule, sur des sommets dont les
panoramas, pour avoir été gagnés aussi durement et pour avoir été
admirés dans la joie et l'excitation toutes particulières des
victoires remportées de haute lutte, ne nous avaient jamais parus
aussi splendides.
Robert Ollivier
La montagne 1949


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