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Jean M. Ollivier | all galleries >> Pyrénées >> Glaciers des Pyrenees >> Glaciers du Mont Perdu (Monte Perdido) 3355 m > R. Ollivier dans les séracs de la face nord du Mont Perdu
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18 Juin 1934

R. Ollivier dans les séracs de la face nord du Mont Perdu

Mont Perdu - Pyrenees

Cette partie des séracs n'existe plus aujour'hui. Régalons-nous alors du récit de Robert Ollivier et de ce témoignage sur le glacier et les séracs qui "vivaient" sur le versant nord du Mont Perdu, en 1934.


LE GLACIER NORD DU MONT-PERDU
par Robert Ollivier

Le Mont-Perdu !…Quel nom étrange ; comme il évoque puissamment des contrées inconnues et mystérieuses ; comme il enflamme l’imagination du montagnard et réveille en lui la nostalgie des régions les plus sauvages et les plus désolées de la haute montagne ! Ce pic célèbre, dont la conquête remplit les premières pages de l’histoire du pyrénéisme, exerça une irrésistible fascination sur les hommes avides de découverte, qui se lancèrent, dès le 18e siècle, à travers l’inextricable dédale de la chaîne. Un jour, Ramond l’aperçut du haut du Pic du Midi de Bigorre. L’entrevue de cet homme et de cette montagne fut le prologue de la passionnante épopée que Béraldi nous a contée en détail dans Cent ans aux Pyrénées. Dès lors le «Mont-Perdu » ne cessa de hanter les rêves de Ramond. Un jour, il gravit le couloir de glace de Tuquerouye, et, parvenu à la brèche maintenant fameuse, il, considéra avec une muette surprise «le majestueux spectacle » qui lui était offert. Pas un nuage ne courait dans le ciel. « Rien, dit-il, que le soleil n’éclairât de sa lumière la plus vive… Le lac, complètement dégelé, réfléchissait un ciel d’azur… La cime du Mont-Perdu, toute resplendissante des célestes clartés, ne semblait plus appartenir à la terre… Du Mont Blanc même, il faut venir au Mont-Perdu ; quand on a vu la première des montagnes granitiques, il reste à voir la première des montagnes calcaires. » Combien d’autres, plus tard, devaient partager cet étonnement émerveillé ; à la brèche de Tuquerouye, Ramond avait vu surgir brusquement devant lui la plus étincelante des faces Nord pyrénéennes.

«Une cataracte de séracs et de glace de neuf cents mètres », ainsi l’a décrite le Comte Russeli. C’est un peu exagéré ; la hauteur du versant atteint en effet neuf cents mètres, mais la cascade de séracs n’en compte pas deux cents. Au-dessus d’elle, un plateau en pente douce la sépare des pentes de neige assez raides qui aboutissent à l’arête Ouest. Le mur de séracs constitue naturellement le principal intérêt de la course. D’une pente moyenne de 55 degrés, mais d’une inclinaison variable selon les endroits, il présente quelques cheminements relativement faciles et, parfois aussi, n’offre pas d’autres passages qu’une pente de 60 à 65 degrés. Il va sans dire que son aspect général se modifie profondément d’une année à l’autre. Son ascension peut, à certaines époques, n’être qu’une promenade à travers une suite de balcons calfeutrés de neige. Parfois il oppose au grimpeur un véritable mur de glace verte. Ce fut le cas durant l’année 1934.

De Monts, Célestin Passet et François Salles furent les premiers vainqueurs du Mont-Perdu par le Nord. Leur course date de 1889 et, cependant, je ne crois pas qu’aujourd’hui on puisse énumérer plus de quinze ascensions des séracs. Brulle, à lui seul, en a plusieurs à son actif. Après lui, les cordées qui ont gravi le glacier septentrional peuvent se compter sur les doigts de la main. La face Nord du Mont-Perdu constitue pourtant une course de premier ordre, la plus belle ascension glaciaire des Pyrénées, pour ne pas dire la seule digne de ce nom. Pendant que tout pyrénéiste sérieux devait la compter dans ses souvenirs, mes amis Lourdais Henri Lamathe et Jean Senmartin, ainsi que moi-même, avions hâte, au début de la saison 1934, de combler cette grave lacune. Pour reconstituer la cordée du Couloir de Gaube, il ne nous manquait que Cazalet, qui s’empressa d’accepter l’invitation. Roger Mailly, auquel il manquait une course de glace pour gagner les galons de membre actif du G.P.H.M, ne se fit pas prier non plus. Avec Pierre Vergez-Lacoste, le grand hôtelier des montagnards et le plus montagnard des hôteliers de Gavarnie, l’équipe s’avéra imposante.


Le 17 juin, par un éclatant soleil, Lourdais et Palois débarquèrent à Gavarnie. Pierre Vergez, parti directement de son hôtel du Cirque, avait déjà pris la direction de la hourquette d’Allanz par le bois du Pailla. Pour nous souhaiter la bienvenue, il nous avait envoyé - heureuse inspiration - un solide mulet, sur le dos duquel s’accumula en un clin d’œil une avalanche de sacs, de cordes et de crampons à glace. Joyeusement, la caravane s’engagea dans les premiers lacets du sentier. Notre porteur à quatre pattes ne semblait pas autrement incommodé par son imposante charge ; il se mit à monter si vite que le muletier empoigna sans vergogne les crins de son appendice caudal et se fit confortablement remorquer. Sur les plateaux du Pailla, nous trouvâmes Pierre, armé d’une énorme lunette, en train de suivre les ébats de deux isards qui filaient comme des flèches sur les névés des pics d’Astazous. Aux approches de la hourquette d’Allanz (2424 m.), la neige arrêta notre mulet et les sacs regagnèrent les dos de leurs propriétaires. Un rapide casse-croûte nous retarda un instant dans le cirque d’Estaubé, sur l’autre versant du col ; puis nous donnâmes les premiers coups de pied dans la neige du couloir de Tuquerouye. Une demi-heure plus tard, nous vîmes surgir devant nous, sur le seuil de la Brèche (2667 m.), le noir et farouche refuge Lourde-Rocheblave, toujours battu par un vent furieux, qui secoue sinistrement ses portes de fer. Au-dessus de lui, une Vierge en bronze veille sur le passage.

Hélas, de lourds nuages s’étaient accumulés au cours de l’après-midi et voilaient le sommet du Mont-Perdu. Par contre, la chute de séracs, toute bleuâtre, prenait l’aspect redoutable d’un rempart de glace, et les assises de la montagne, striées de neige livide, avaient une grandeur triste qui laissait deviner la structure puissante du massif. Mailly, enthousiasmé, me manifesta son excitation par une formidable bourrade dont mon épaule subit le choc douloureux. Cazalet, qui fait toujours le dégoûté, avoua «qu’elle était grande, cette montagne, et que demain nous aurions du travail ». Un grondement sourd ponctua sa phrase : un sérac s’écroulait au pied du mur de glace. Durant toute l’après-midi, à intervalles presque réguliers, cette sourde canonnade devait résonner sans répit. La voix du glacier ne se tut que le soir, à l’heure où, chassés par le froid, les brumes découvrirent le Mont-Perdu tout entier, flanqué de ses satellites : le Cylindre (3327 m.), aux rudes lignes de forteresse, et le Soum de Ramond (3260 m.), dont le nom glorifie et conserve le souvenir de celui qui fut le Christophe Colomb de cette région splendide.

Sur la paille humide du refuge, nous nous glissâmes un à un dans nos sacs de couchage. Le feu, allumé dans l’âtre avec quelques bûches que nous avions apportées, jeta encore quelques lueurs fugitives et s’éteignit. Dehors, le vent s’engouffrait furieusement dans la brèche. Au rythme de cette berceuse sauvage, nous cherchâmes le sommeil.

Le froid me réveille vers la fin de la nuit. Senmartin se remue déjà dans son coin et demande l’heure. Je parviens à mettre la main sur ma montre et les allumettes : « trois heures et quart ». « Dépêchons-nous, dit Senmartin, les séracs n’attendront pas que nous soyons passés pour se mettre en branle ».

Mais cette considération ne semble pas émouvoir le reste de la caravane. Nous bondissons hors de nos sacs et hurlons de toutes nos forces : « debout, là-dedans ! ». Mailly remue un bras, Cazalet ouvre un œil, Lamathe se retourne de l’autre côté. Le plus brave, Pierre Vergez, s’asseoit sur son séant. Cette lenteur aura des conséquences.

A 4 heures 30 seulement, nous sortons dans le vent froid qui souffle toujours. Les étoiles s’éteignent dans un ciel déjà clair. Nous dévalons avec un fracas de pierraille le couloir d’éboulis méridional, et traversons le Lac Glacé sur la neige dure qui recouvre ses eaux. En quarante-cinq minutes, nous avons atteint le pied des séracs. Le temps de mettre nos crampons et nos montres marquent 5 heures 30. Le soleil s’est levé derrière les Posets, par delà la grande vallée de Bielsa, qui se creuse à l’orient comme un gouffre. Les premiers rayons frappent la glace qui étincelle, minent des bastions bleuâtres en équilibre, des tours penchées prêtes à s’effondrer. Mailly, Senmartin et moi sommes les premiers parés. Nous attaquons aussitôt les pentes, vers la gauche de l’axe de la chute. Les premiers mètres, peu redressés, sont gravis sans tailler. Un petit névé suspendu nous permet de gagner encore avec rapidité un peu de hauteur. Mais, au-dessus, la glace vive, boursouflée et irrégulière, inclinée à prés de 50 degrés, nous force à faire appel au piolet. Une laborieuse taille de marches commence alors, sous un soleil déjà chaud, qui nous fait lever les yeux avec inquiétude vers les séracs suspendus sur nos têtes. A peine le leader a-t-il franchi une dizaine de mètres, qu’un coup de tonnerre bien connu nous immobilise. Le glacier commence son bombardement. Par bonheur, notre voie d’ascension n’est pas trop exposée à la ligne de tir. Le sérac écroulé bondit à plus de trente mètres sur notre gauche. L’alerte produit néanmoins son effet. Les dormeurs de ce matin regrettent leur paresse. Certains même parlent de faire demi-tour. Cette proposition ne me convient guère ; la colère me gagne : « tant pis si nous sommes culbutés, criai-je, c’est vous qui l’aurez voulu ». Et je frappe la glace avec vigueur, n’ayant qu’une préoccupation : aller vite. Au fond, mes compagnons ne tiennent pas plus que moi à renoncer à la course. Ils ne soufflent plus un mot et gravissent résolument les degrés taillés dans la rude pente. Notre détermination ne fut pas si folle qu’elle peut le paraître ; presque toujours, au lever du soleil, les blocs de glace qui, la veille, étaient prêts à se détacher, et que seul le froid de la nuit a maintenu en équilibre, se libèrent et dégringolent dès que l’air se réchauffe. Après quoi, les séracs semblent se tenir tranquilles jusqu’à 11 heures du matin. Il convient tout de même de ne pas trop s’y fier.

Patiemment, nous sculptons à la force des bras l’échelle qui doit nous livrer le passage. Un replat minuscule, simple nervure horizontale de la glace, marque une première étape. Quelques mètres d’un ressaut beaucoup plus raide nous sépare de la nervure supérieure, qui semble constituer un cheminement assez facile. A la troisième des marches qui doivent nous permettre d’y accéder, un renflement de la pente m’oblige à tailler le degré suivant à une distance qui rend le pas délicat. Senmartin m’assure comme il peut de la pointe du piolet, et je risque l’enjambement. Me voici sur la nervure. Elle est large de quelques centimètres, sérieusement déclive, et s’élève en diagonale vers la gauche, en cheminant entre deux pentes d’une inclinaison peu rassurante. Le mur supérieur surtout, le long duquel nous nous faufilons avec précaution, ne doit pas être loin des 70 degrés. Toutefois, nous pouvons progresser sans tailler, et nous apercevons au-dessus de nous un petit plateau d’apparence accueillante, surmonté d’une grotte toute bleue qui semble remplie de neige. Notre vire se perd dans une pente unie comme un miroir, mais elle nous a conduits à trois mètres à peine au-dessous de la grotte. Quelques coups de piolet me frayent un chemin jusqu’à elle. Le plateau espéré n’était qu’une illusion. N’importe ! Je peux m’asseoir dans la neige, et, le piolet enfoncé tout entier, assurer, effectivement cette fois, le reste de la codée. Accroupis tous les trois sous la voûte, qui suinte abondamment, nous soufflons un instant en croquant quelques morceaux de sucre. Autour de nous, des croupes luisantes plongent dans le vide, en chevauchant les unes sur les autres.

La deuxième cordée, qui attendait flegmatiquement que les marches fussent faites pour entamer l’ascension, commence à ramper lentement au-dessous de nous. Au même moment, je sors de la niche vers la gauche, et mon piolet se met à détacher d’énormes écailles qui bondissent dans l’espace avec une vitesse accélérée. Lamathe, qui a un chapeau de feutre, se contente de baisser la tête. Cazalet, se réfugie sous son sac. Vergez, lui, se voit gratifier d’une belle estafilade à la joue par un morceau de glace particulièrement tranchant. Nous n’avons cure de ces incidents, car nous sommes en présence d’un passage qui va nous demander une bonne dose d’attention et d’équilibre. Il s’agit de suivre une nervure qui passe en diagonale sur le toit de la grotte. Au-dessus d’elle, la pente se redresse verticalement et surplombe par endroits. Je taille une prise pour la main droite, qui assure ma stabilité, et manie le piolet de la main gauche. Un renflement, qui me déjette à l’extérieur, rend les trois premiers pas assez scabreux. Ensuite, il m’est possible de progresser avec le seul secours des crampons. Au-dessus de ma tête, j’aperçois avec soulagement une pente de neige. Mais je suis à bout de corde… Senmartin se détache ; je coince un soulier dans une fissure de la glace et je gagne le névé. Sous mes pieds éclatent des craquements sourds, murmurent des glouglous de ruisseaux qui se réveillent dans les entrailles du glacier. Au moment où Senmartin met à son tour le pied dans la fissure, une véritable détonation retentit, cependant que, sur notre droite, un bloc de glace se détache et roule jusqu'au pied de la muraille. Décidément, nous ne nous sentons pas à notre aise, nous, les rochassiers, sur ce terrain mouvant. Nous grimpons à toute vitesse la pente de neige, puis, par des cheminements nombreux, à peine barrés par des bancs de glace de quelques mètres, nous gagnons le pied du dernier ressaut de la chute de séracs. Vingt-trois marches taillées avec ardeur nous permettent d’atteindre le plateau en pente douce qui s’étend à mi-hauteur de la face Nord du Mont-Perdu. Quelques crevasses le sillonnent, que nous franchissons facilement sur de solides ponts de neige. Il ne nous reste plus qu’à attendre la deuxième cordée, qui se fait espérer durant plus d’une heure et demie.

Vers 11h.30 commence pour nous le travail le plus ingrat de la journée : cinq cents mètres à monter sur des pentes neigeuses plus ou moins redressées, mais toujours exténuantes. La première, très raide, nous permet d’éviter une barre de séracs secondaire, dont les masses imposantes s’écroulent à qui mieux mieux sous l’ardent soleil d’Espagne. Lamathe et moi nous relayons pour «tracer » dans une neige molle, profonde, qui nous menace d’avalanche. Nous accélérons la cadence autant que nous le pouvons pour atteindre un deuxième plateau sur la droite. De là, il est possible de rejoindre le couloir Ouest, voie normale du Mont-Perdu, par une brèche caractéristique, ouverte dans l’arête occidentale. Nous préférons gravir directement les pentes neigeuses qui aboutissent à l’arête, non loin du sommet. Des dalles très raides, couvertes d’une mince couche de neige, nous demandent des précautions. Un peu de glace vive agrémente les derniers mètres ; à 15h.15 nous prenons pied sur les rochers de l’arête ; à 16 heures, nous foulons le dôme de neige du Mont-Perdu (3352m.).

Et le décor change subitement : nous surgissons d’un monde glaciaire où nous découpions de la glace et écrasions de la neige depuis plus de dix heures ; maintenant, nous voyons se dérouler à l’infini vers le Sud les replis fauves, rougeâtres, brûlés, des Sierras. A nos pieds se creuse une sorte de grand cañon du Colorado : l’incomparable vallée d’Arasas, profonde de plus de cinq cents mètres, entre deux parois verticales, de profil géométrique, taillées, semble-t-il, à l’emporte pièce, par une main de géant. Plus à l’Est, comme un énorme sillon creusé dans l’écorce terrestre par une charrue colossale, s’entrouvre, béante, l’étrange « Garganta de Niscles ».

Au Nord du Mont-Perdu, tout gèle dans une ombre envahissante. Au Sud, un soleil ardent brûle encore les flancs rouges du Mont Arrouebo et les solitudes arides des plateaux de Gaulis. A l’Ouest, le sommet du Cylindre brille toujours d’une lumière dorée. Mais, à l’orient, noyés déjà dans l’ombre de notre piédestal, les pics de Fanlo bleuissent lentement. Le soleil décline et, bien long est le chemin du retour. Nous embrassons d’un regard ces chers horizons.

Nous glissons maintenant sur la neige du grand couloir occidental. Nous parcourons les rudes étapes du retour : le col du Mont-Perdu, le lac Glacé, la brèche de Tuquerouye. A 20h.45, nous franchissons la hourquette d’Allanz sous un ciel chargé de nuages et déjà obscur. Pierre Vergez nous quitte bientôt pour disparaître dans le bois du Pailla et regagner sa demeure du Cirque. C’est dans une obscurité totale que, trébuchant sur les pierres du sentier rocailleux, nous parvenons en vue des lumières de Gavarnie, bien lointaines encore, et comme perdues dans le fond ténébreux de la vallée.

R.OLLIVIER

La Montagne, n° 273, Novembre 1935

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