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1975 jmo

Plus que jamais d'actualité....

Gourette

Il ne manque que les surfs, inconnus en 1975.
Le Grand Cirque gagnerait un degré de plus !
LE GRAND CIRQUE
par Michel Ballerini _ La Montagne et Alpinisme 2, 1975
(voir aussi : http://www.pbase.com/image/41407420 )

Le jour des morts est arrivé. Mi-octobre, une neige pré-
coce et abondante est apparue en montagne et le froid a
suivi. Pour les montagnards, les paysans, c'est un
désastre : pommes de terre gelées, récoltes perdues, bêtes
à rentrer précipitamment — de lourdes pertes. Pour les promo-
teurs, c'est un manque à gagner : les chantiers tournent au
ralenti, parfois même s'arrêtent, mais ils reprendront; question
de temps. Pour les stations, c'est une aubaine : le grand cirque
est ouvert. De Paris, de Lyon, de partout et de n'importe où, les
citadins se sont lancés sur les pistes des autoroutes. En arrivant,
il y aura des bouchons, comme au retour; il faut croire qu'on
aime ça.
Le grand cirque, cette année, se paie cher. Toujours plus haut,
telle est la loi de tout tire-fesses, repose-fesses et autre commo-
dité suspendue; les prix suivent, et ne tombent pas en panne, eux.
La normalisation est de rigueur : plus de ticket, forfait pour tous,
débutant ou pas, et tarif unique : les stations boudent les clubs,
ces ramassis de fauchés; qu'il y ait une ou dix remontées en
marche, pas de détail, même prix. Alors, pour trente ou quarante
francs, vous avez le droit de donner vos nom, prénom et
numéro de compte en banque (pas encore, mais ça viendra) pour
d'éventuels contrôles qui n'ont jamais lieu. Pendant ce temps, la
file d'attente, derrière vous, augmente, piétine, s'impatiente et
rouspète (voir http://www.pbase.com/jmollivier/image/71565838 ).
Pourtant rassurez-vous, ce n'est pas à vous qu'on en
veut, c'est à votre argent. Alors pour avoir la paix, on paie
comptant et on entre en piste.

CIRQUE D'HIVER...

Voltaire l'avait bien dit : « On ne regarde les chiens que quand
ils aboient, et l'on veut être regardé. » Cela commence dès l'arri-
vée : on fait trois fois le tour du parking le plus proche des
pistes, sachant pertinemment qu'il n'y aura pas de place, ce qui
permet de se montrer plus longtemps, dans ses plus beaux atours,
sa voiture, et surtout sans risque, bien au chaud. Après quoi, plus
on marche mal, mieux ça vaut car il est bien entendu que les
chaussures, c'est comme la sottise, plus il y en a, plus c'est
lourd; on n'en est pas meilleur skieur quand on les boucle. Quant
au reste du déguisement, c'est la revue de mode, le musée des
horreurs, l'exposition surréaliste, avec, comme qualité essentielle,
de valoir une petite fortune — fauché ou pas. Évidemment, sur la
neige, couleurs vives et forts contrastes sont préférables; on ne
s'en prive pas. Il y a les belles lunettes, dernier cri, carrées, pano-
ramiques, anti-soleil, anti-brouillard, avantageuses; les combi-
naisons tuyau de poêle, mono, bi, tri, multicolores, molletonnées,
anti-chutes, anti-glisse, le confort; il y a les skis, ça peut servir.
Skieurs ou épouvantails, la même recherche du m'as-tu-vu. On
se cache comme on peut, surtout derrière les crèmes à bronzer :
plus ça brille, plus c'est beau — comme le toc.
Mais ceci n'est rien. Dans les files d'attente, sur les pistes et
ailleurs, on ignore le voisin. La loi de la jungle, celle du plus fort.
On bouscule, on dépasse, on impressionne, on fait peur, on
prend ceux qui s'arrêtent pour des piquets de slalom et ceux qui
attendent pour un parterre de spectateurs; il est d'ailleurs dange-
reux d'être aux premières loges, de mauvais acteurs allant sou-
vent s'y écraser dans un nuage de neige et de honte. Tout cela
dans une ambiance détestable. Aucune simplicité, aucun naturel;
la frime, rien que la frime. On ne s'amuse plus, on se montre.
Le ski est un sport trop sérieux pour qu'on puisse se permettre
d'avoir autre chose qu'une tête d'enterrement. Le jour des
morts. Morts de peur de se mettre le nez dans la neige, de
déranger sa coiffure, de se mouiller les pieds; morts d'envie
devant un bronzage ou un style spectaculaire; morts d'angoisse
dans un virage, sur une bosse, dans un schuss. A côté des morts,
il y a les heureux : ceux qui dépassent tout le monde; ceux qui
sont très à l'aise, à l'arrêt; ceux qui aiment attendre, c'est moins
dangereux; ceux qui schussent boule de neige ou moulin à vent, les
Sancho et les Don Quichotte, les de Guingois et les sacs de
nœuds. Il y a les stylistes manche à balai et les stylistes qu'en
dira-t-on; il y a les genoux en dedans et les bâtons-à-quoi-ça-sert,
les mal-assis et les trop-assis. A côté encore, ou plutôt devant, il
y a les monos, gluants de suffisance, de médailles et de tricolore,
sûrs de leurs effets et de leur priorité; pas dangereux sur les
pistes, mais dans les après-ski. L'après-ski! C'est le supplément,
le bis, le morceau de virtuosité que réclame le public aux
artistes, ou aux clowns. Tout y passe : la garde-robe, les escarpins,
plumes et pommades. Et quand montent les étoiles, chaque station
devient le plus grand chapiteau du monde. Le grand cirque
continue...
Jusqu'à quand? Jusqu'à quand les prix vont-ils monter, les files
d'attente s'allonger? Faudra-t-il, dans trois ou quatre ans, payer
en or le plaisir d'un bain de foule sur un champ de neige? Assistera-
t-on à une nouvelle sélection par l'argent, à de nouvelles stations
où les nantis seront au sud et les autres en face nord? Il règne dans
l'air une odeur d'argent qui pourrit l'atmosphère. Celle des cimes
est précieuse et c'est bien là le drame : la montagne n'est pas
inépuisable. D'ici quelques années tous les sites exploitables porte-
ront les fondations des futures stations et, autour de celles déjà
créées, chaque pente aura ses remontées. Que se passera-t-il
alors? Nul ne le sait — mais le pire est à craindre. On l'a déjà vu :
énormes tranchées dans les forêts (sinistre spectacle des arbres
abattus pourrissant sur place), flancs de montagne dynamités,
rabotés, nivelés. Pour skier trois mois, on massacre à jamais. Le
ski — pour la majorité, sport du moindre effort — conduit les
foules à la montagne; elles en repartent sans l'avoir vue. Le ski,
la foule, quoi qu'on en dise, c'est la mort de la montagne. On peut
le regretter, sans pouvoir réagir : on n'arrête pas les financiers.
Mais, plus inquiétant encore, c'est de voir le grand cirque s'agran-
dir. Souvenez-vous, cet été : le boulevard Saint-Michel à Chamo-
nix, la place de la Concorde à La Bérarde, les entrées d'usine aux
refuges, les boîtes à sardines dans les dortoirs. Le phénomène est
général et semble irréversible. En trente ans, la montagne agonise,
elle n'en peut plus. Il ne faut pas limiter mais éduquer. Peut-être,
mais la bêtise d'une foule est égale à son épaisseur. On crée des
parcs, des refuges, c'est bien, mais l'on confond refuge et parking-
payant; il y a déjà les stationnements interdits et les gardiens (de
quelle paix?), à quand les sens obligatoires? Interdire le camping
sauvage en montagne, ce n'est pas empêcher les boîtes de
conserves rouillées, c'est interdire aux gens de regarder les étoiles
(reste le bivouac, ce nouveau luxe). On entretient la nature pour la
maintenir à l'état sauvage. Le résultat? Les animaux sont préser-
vés, les fleurs repoussent, c'est vrai. Le bénéfice? L'ambiance tou-
riste s'accroît, les sommets se transforment en décharges publiques,
les refuges craquent, c'est vrai aussi. Et là encore, argent d'abord.
Avant, on comptait sur les doigts d'une main ceux qui comman-
daient leur repas; maintenant, c'est le contraire : dans les nou-
veaux refuges, la salle à manger est de plus en plus grande, la salle
des réchauds de plus en plus petite — quand il y en a. Vers une
nouvelle école de la facilité? Le grand chapiteau a couvert les
refuges.
On y voit des alpinistes haut-parleurs assourdir la galerie
d'histoires toujours pareilles, des alpinistes publicitaires exhiber
aux badauds le dernier gadget qui leur sauvera la vie ; on y voit des
gardiens singer les maîtres d'hôtel, et les nouveaux clients se
croire dans un palace. On voit, de deux à huit, des colonnes sans
fin s'en aller sans ardeur vers des cimes sans mystère; on entend de
gros bras installer dans du IV des pitons longs comme ça et des
brailleurs stupides étaler leur bêtise aux quatre horizons. Et les
sommets deviennent, au fil de chaque été, des asiles naturels qui
perdent en sagesse ce qu'ils gagnent en folie.
La montagne, qu'elle soit d'hiver ou d'été, n'est ni une scène ni un
support publicitaire. C'est malheureusement son nouveau rôle.
Une montagne, un nom, un produit : la trilogie néfaste; une suren-
chère s'établit, qui touche fatalement chaque individu. On imite le
personnage qui a vendu son nom à un piolet ou à un piton; on
n'achète pas le produit, mais le héros. Et le reste à l'avenant. Ne
pouvant attaquer le mal à la base (à moins de supprimer toute
publicité, en particulier dans les revues - mais de quoi vivraient-
elles?), il faut en atténuer les effets. Le pourra-t-on? Les héros ne
sont pas fatigués.

S'ACCEPTER
L'évidence est là : la société de consommation a atteint la mon-
tagne; il faut des consommateurs, pour acheter du matériel, pour
construire des stations, rentabiliser les remontées, entretenir les
refuges. Il faut du monde et du monde qui paye; on crée des
besoins, en matériel, en confort, on exploite le rêve, on entretient
le mythe. La montagne ne change pas, certes, mais les hommes
la transforment. On détruit ce qu'on ne peut posséder, même si
on l'aime, et la montagne ne sera jamais la montagne des hommes
car elle n'est pas à leur mesure. Cette vérité se heurte à l'ambition
de l'homme, des alpinistes, elle leur est insupportable. Alors,
pour assouvir quand même cette ambition, ils tournent la diffi-
culté, créent de faux semblants : on monte des téléphériques,
on pose des refuges, on scelle des câbles, on se couvre de matériel,
on taille dans la forêt, et ces toiles d'araignées hideuses, ces
petits blocs de béton, ces filets voltigeurs (de nos jours, on ne
travaille plus sans filet), ces armures de fer blanc font croire
un instant au mirage de la possession. Il faudra bien, pourtant,
ne plus y croire, et s'accepter. Connaître sa force et, si l'on va
trop loin, accepter sa faiblesse et sa peur; accepter de souffrir
pour être honnête avec soi-même et les autres; accepter d'être
simple, d'aimer la montagne pour elle-même et non pour l'air
qu'elle vous donne; accepter de se taire par respect du silence.
Il n'y a pas que des beautés, ni en l'homme ni en montagne;
le tout est de le savoir et de l'admettre. Et d'accepter d'être soi-
même. Il est dommage de jouer la comédie dans un monde de
simplicité et de beauté essentielles. Que s'achève le grand cirque
intérieur et les problèmes individuels seront résolus; les pro-
blèmes collectifs ne le seront pas mais peut-être sera-t-il quand
même plus facile de se côtoyer sur les pistes, dans les refuges
et sur îes cimes.
Il appartient à chacun de redécouvrir ses vraies valeurs, celles
qui le mènent en montagne, et de les approfondir. L'examen de
conscience, serein ou douloureux. Aux extrémités, il y a les purs
et les .extravagants. Personne n'a le droit de juger, car la mon-
tagne est à tous, mais tout le monde devrait, au moins une fois,
aller seul en montagne. Il n'y a plus alors ni spectateurs ni audi-
teurs, personne pour vous écouter, vous regarder, pour vous
rassurer ou vous encourager, l'intégrité totale avec soi; la soli-
tude, miroir sans complaisance. Après quoi, peut-être, beaucoup
n'iraient plus en montagne... et les autres connaîtraient une mon-
tagne qui ne serait plus un champ de foire.

PROTÉGER L'HOMME
Le problème semble insoluble. D'un côté, la montagne, royaume
de liberté, que chacun fréquente et pratique comme il veut ou
comme il peut. D'un autre côté, une situation réellement dra-
matique : la montagne, l'alpinisme, le ski, vendus sans scrupule
par les plus offrants, les plus brillants ou les plus audacieux. Le
développement massif des sports de montagne, la multiplication
des excès qui n'ont comme argument que la liberté, ou l'argent,
ont créé cette situation, et l'entretiennent. On ne voit guère quel
peut être le remède car il n'est pas question et pas possible de
revenir en arrière (les marchands de montagne le savent trop
bien); mais s'il faut aller de l'avant, que ce soit en conscience.
Ces mêmes marchands doivent savoir aussi qu'ils écrivent les
pages les plus tristes de l'histoire alpine. Quant aux autres, ceux
qu'il faut bien appeler les consommateurs, ils devraient réagir
et vivre leur passion sans aucune contrainte, psychologique ou
autre, consciente ou non.
Protégeons la nature, d'accord, mais d'abord l'homme. Sauver
l'individu, contre le bruit, la stupidité, les faux semblants et
faux besoins, contre la foule, cette mangeuse d'être, pour qu'il
puisse se découvrir au contact d'une nature difficile. La montagne
est un alambic : elle distille l'individu profond qui se cache
en chacun; elle accentue les caractères et montre l'homme sous
une loupe.
Il faut laisser aux héros leurs boniments, aux clowns leurs
grimaces et aux pantins leurs ficelles d'or, pour mieux préserver
ce qu'il y a de plus fragile en l'homme : la liberté d'être soi.




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