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Jean M. Ollivier | all galleries >> Moments >> Images-repère des années soixante > Dans la Grande Raillère, à l'Ossau
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Dans la Grande Raillère, à l'Ossau

Un joyeux condensé de tout ce qui pouvait aller à l'encontre des préceptes et des principes qui nous avaient été patiemment, généreusement et abondamment enseignés pendant des années.
27 au 30 septembre 1960

Septembre va s'achever, noyé sous des torrents de pluie, balayé de vents froids qui font neiger sur les montagne, eh oui le mauvais équinoxe est bien là cette année.
Ce n'est pas juste. Voilà 10 jours j'affrontais à Bordeaux les dernières épreuves du bac maths et il y a deux jours je rentrais d'une jolie face Est de l'Ossau par le Doigt de Pombie avec Hervé. Cet apéritif m'avait mis en appétit et je pensais récupérer une partie des vacances perdues pour la montagne pour cause de révisions. Las !
Mon ami Jean-Pierre a lui aussi envie de se dégourdir les bras et les jambes. C'est plutôt un spéléologue, mais il ne dédaigne pas parcourir la montagne, en soulevant à chaque pas tous les cailloux qui passent à sa portée – ce qui n'est pas rien – à la recherche de petites bêtes. A part ça c'est un très agréable et stoïque compagnon. Et il est d'autant plus fréquentable que la récompense de sa réussite au bac est une voiture, une rutilante 4CV ! Quelle aubaine !
Nous choisissons l'Ossau, où tant de choses restent à faire pour nous. Avec la voiture ça va être de tout repos. D'habitude en effet le moyen de locomotion est plutôt le vélo. Ainsi en juin, avec tout le barda sur le porte-bagage, je suis monté à Aneü, en compagnie de mon ami Hervé pour parcourir quelques voies d'escalade dans le massif.

Mardi soir 27 septembre 1960, dans la soirée, nous embarquons deux énormes sacs, l'un tout en hauteur et l'autre tout en largeur, remplis d'une montagne de nourriture et d'affaires diverses, de quoi tenir plusieurs jours et plus s'il le faut.
Nous arrivons au Pourtalet allégrement et sans fatigue, à la nuit. Les CRS et douaniers d'Eaux-Chaudes se demandent quels peuvent bien être nos projets. Car la pluie nous accompagne depuis Pau de façon intensive. Un brouillard épais a remplacé la pluie à Aneü. Nous interprétons cela comme un indice très clair de la tendance du temps à aller vers une amélioration.
Boussole d'une main, lampe électrique de l'autre nous attaquons les pentes d'herbe, après avoir failli nous vautrer dans le torrent, fort grossi par les pluies d'automne. Nos sacs volumineux et lourds ne nous facilitent pas la tâche !
Remarques : en 1960 les contrôles douaniers et de police se faisait à Eaux-Chaudes et le col du Pourtalet était fermé la nuit.
Le Parc national n'existait pas. Le balisage et les sentiers étaient réduits à leur plus simple expression. Pas de pont non plus sur le torrent. L'aventure, quoi.
Péniblement, à pas lourds, deux ombres titubantes, dérapant à tout moment sur l'herbe mouillée, grimpent directement la pente qu'elles trouvent bien longue et bien raide. Jean-Pierre ressent comme une fatigue de fin de journée et éprouve le besoin de s'arrêter souvent pour souffler. Au fait quelle heure est-il ?
Chacun comptait sur l'autre pour porter une montre. L'heure exacte qu'il peut être commence à nous échapper. Une certaine dérive dans le temps s'installe. Nous n'en n'avons cure. D'ailleurs le temps (l'autre !) semble s'améliorer, la lune montre le bout de son nez de temps en temps. Excellent pour le moral, ça. Pour fêter le beau temps que nous croyons revenu nous nous accordons une pause, le temps de dévorer un sachet de noisettes. La maman de Jean-Pierre a bien fait les choses : son sac est rempli de petites surprises.
Passé le col du Soum de Pombie le brouillard revient et notre navigation se fait à l'estime. Des bribes de sentier nous amènent sur des pentes d'herbes raides et glissantes. Au cours d'un dérapage Jean-Pierre lâche la bouteille de butagaz qu'il était obligé de serrer dans ses bras depuis Aneü, faute de place dans les sacs. La bouteille prend aussitôt la poudre d'escampette et file allégrement dans une direction qui n'est pas la nôtre. Par chance je chemine plus bas que JP et puis intercepter le missile in extremis ! Un placage comme au rugby. Vu la profondeur de "l'abîme" et la longueur de la pente, c'était repas froid pour tout le séjour !
Ces menues péripéties nous conduisent au refuge, désert cela va de soi.
Remarque : nous sommes dans l'ancien refuge qui sert actuellement de remise au nouveau refuge construit en 1967.
Il est tout proprêt et nous semble bien sympa. Il ne manque rien puisqu'il n'y a rien. Des gens ont même brûlé le manche du balai ! Dommage qu'il n'y ait une horloge. Nous cuisinons une grosse ratatouille pour caler nos estomacs affamés. Des monceaux de victuailles sont étalés partout. Il y en a pour six ! Nous mangeons jusqu'à plus faim, et l'estomac calé à bloc nous investissons les bas-flancs superposés : en bas pour JP, en haut pour moi et nous endormons immédiatement jusqu'à une heure incertaine du lendemain, qu'aucun soleil ne peut nous préciser.
Le petit déjeuner est à l'image du repas du soir : pantagruélique. Nul doute que les examens ont puisé dans nos réserves !
Nous baguenaudons un moment autour du refuge, le nez en l'air. Le temps est gris, sans couleur. Des écharpes de brumes cachent la partie supérieure du pic, les rochers luisent d'humidité. Il fait froid. Rien d'engageant. Nous tergiversons, discutons de chose et d'autre, entamons la lecture du livre du refuge, cherchons quelle voie nous pourrions escalader aujourd'hui. Notre dévolu se porte sur la Sud-Est du Grand Pic. Nous n'avons aucune idée de l'heure qu'il est, cette voie est courte, et le fait qu'elle démarre presque en haut de la Grande Raillère n'est pour nous qu'un détail. Simple échauffement.
Le plafond s'est élevé suffisamment pour dévoiler totalement le Grand Pic, mais le ciel est chargé, sombre. Cela ne nous décourage pas. Nous préparons les sacs à toute vitesse, comme si nous allions rater un rendez-vous important. Ah oui, c'est bien le moment de se dépêcher, car rien ne sert de courir, c'est bien connu, si l'on n'est pas parti à temps. La nuance pour nous est que nous ne savons pas si nous sommes partis à temps ou pas. Nous possédons cependant un semblant de conscience qui nous suggère que nous ne sommes pas vraiment dans les temps. Mais l'important est de bouger.
Nous constatons rapidement que la Raillère est vraiment grande ! Colossale même. Elle se rétrécit vers son sommet, bordée de murailles escarpées. La pente devient très raide, parcourue dans sa partie médiane par de grandes gouttières. Les cailloux y dévalent à vitesse accélérée. A gauche (en montant) la Fourche, l'immense et inquiétant pilier sud du Grand Pic (gravi pour la première fois l'année précédente), au-dessus notre face Sud-Est et son piton, plus haut dans le cirque sud des murailles où JP voit des premières partout, à droite la pointe d'Aragon et la directissime sud que nous imaginons (mais pas encore gravie), les vires… le tout coloré de jaune, d'ocre et de fauve, ce qui donne à ces murailles une allure fantastique et sauvage sous le ciel qui s'assombrit de plus en plus (l'heure qui s'avance ou les nuages qui s'épaississent ?). Des nuées couronnent le Grand Pic. Un paysage digne de l'enfer de Dante tel que nous l'imaginions !
Cette ambiance austère ne me décourage pas le moins du monde. Le Grand Pic ou rien ! De son côté JP s'affole devant l'aspect que prend la face sud-est :
- Qu'est-ce que c'est raide ! C'est au moins du V !
- Mais non ! Regarde le topo. Pas de problème.
- Bon, allons voir tout de même…
Le regard inquiet, JP cherche où peut bien passer la voie. La proximité du pilier sud et de ses toits n'est pas faite pour le rassurer, tant s'en faut. Quant à moi je joue au vieux blasé et reste d'un calme olympien. Oublié le mauvais temps, oubliée l'heure, si tant est qu'on peut oublier une chose que l'on ne connaît pas !
- On passera, oui, ne t'en fais pas. nous avons quelques pitons, ce sera suffisant !
Nous cassons la croûte au pied de la face sud du Piton, Puis, go ! Nous démarrons sur un éperon S-S-E. En quelques longueurs nous sommes en pleine face sud du piton. Le guide (Ollivier) dit : "Virer à gauche sous des rochers blancs". Nous les voyons en effet ces rochers blancs, amoncellement de roches croulantes, mais nous sommes trop haut pour virer, il faut continuer à monter.
Nous obliquons plutôt à droite, dans un dédale vertical constitué d'énormes blocs en perte d'équilibre. Plusieurs passages délicats nous ramènent progressivement sur l'éperon SSE. Encore quelques obstacles revêches, qui nous prennent plus de temps que prévu, et nous voilà au col du Piton convoité ! Je n'ai jusqu'ici planté aucun piton.
Cela fait déjà un moment que nous évoluons dans le brouillard. Le vent se lève et il commence à neiger. Descendre ? Que nenni ! Comment ferions-nous étant donné la complexité de l'itinéraire à la montée et le peu de pitons dont nous disposons ? Je dois avouer que cette idée ne m'a pas du tout effleuré. Nous n'avons pas d'inquiétude spéciale quant à l'heure qui doit être fort tardive pour la saison. Le sommet ou rien !
La face Sud-Est proprement dite (nous y sommes enfin !) semble rébarbative depuis le col du Piton. JP souhaiterait aller plutôt à droite, par des rochers qui ont l'air plus faciles d'accès. Le brouillard est trompeur, car au-dessus il y a un bec ! Je préfère suivre les indications du guide dont nous suivons approximativement les indications. Le rocher devient très glissant et nous sommes confrontés à quelques passages difficiles qui ne figurent pas dans le topo. Un relais sur piton est nécessaire, au-dessus d'un vide inquiétant en partie caché par la brume, au milieu des tourbillons de neige, neige qui commence à s'accrocher partout. Sûr, il ne doit pas y avoir grand monde sur l'Ossau à l'heure actuelle !
"Un dernier surplomb assez difficile" selon le guide, nous amène sur l'arête sommitale, balayée par un vent froid, chargé de neige. Au sommet nous nous installons le plus confortablement possible à l'abri du cairn de façon à bouquiner tranquillement le livre de bord (qui existait à l'époque sur la plupart des grands sommets), à déguster une crème Mont Blanc, grignoter quelques pâtes de fruits, et nous prendre en photo en brandissant l'espèce de lance qui sert de paratonnerre.
Nous entamons la descente avec sérénité, malgré le brouillard qui nous fait hésiter en plusieurs endroits. Le plus difficile est de trouver l'amorce du sentier de la caillasse au pied du col de Suzon, que l'on attrape de justesse dans l'obscurité grandissante. Le refuge est regagné à la nuit tombante. Tant mieux car nous n'avions pas de lampes.
Fiers de notre "exploit" nous ouvrons la porte de l'abri par un tonitruant "What a day !".
Naïfs que nous étions ! Nous croyions avoir fait quelque chose d'extraordinaire, un truc affreux (avec la neige qui tombait, vous pensez !). Pour fêter ça nous renouvelons la bombance d'hier soir et nous écroulons d'un sommeil long, lourd et réparateur. Ah ! qu'il fait bon dormir après une journée pareille ! Qu'il fait bon oublier tous les mauvais moments, les incertitudes sur la voie à suivre, les surplombs glissants et mal assurés, le risque de bivouac à cause de la nuit qui tombe, les onglées douloureuses,…
Le sommeil est tellement réparateur et générateur d'oubli que le lendemain nous nous réveillons frais et dispos, prêts à recommencer les mêmes bêtises que la veille !
Car nous ne savons toujours pas l'heure qu'il est. Un coup d'oeil à la porte du refuge nous fait découvrir un paysage entièrement blanc, sous un ciel toujours gris, et baigné d'une lumière uniforme. C'est beau, bien que la couche de neige soit très superficielle. Un simple rayon de soleil, vite disparu, suffit à la faire disparaître. Peu importe, pour nous c'est un signe d'encouragement à tenter autre chose aujourd'hui. Nous en sommes friands. D'accord, choisissons un truc plutôt gratifiant et assez court : la voie Mailly à la Pointe Jean-Santé par exemple !
Comme hier nous nous précipitons sur les sacs que nous remplissons de ferraille et de nourriture (plus qu'hier !) , d'une lampe frontale (on ne sait jamais, question d'expérience) et des deux cordes. Et nous voilà bientôt à nouveau dans la Grande Raillère.
Nous arrivons très vite au niveau de l'attaque de la voie, attaque que nous mettons un moment à identifier. Quand nous l'avons trouvée, nous constatons que le départ est sévère, surtout quand il est humide. De plus le ciel se plombe, devient sombre et laisse présager de la neige sous peu. L'expérience d'hier nous dissuade de nous engager dans la voie Mailly. Jusque là rien que de la sagesse !
C'est JP qui réactive les petits démons qui dorment en nous. Aujourd'hui c'est moi le plus sage. Peut-être ne se rend-il pas compte ?
Il a avisé une petite vire herbeuse qui court sous la voie des Vires classique, puis se perd dans une immense paroi vertigineuse. A priori je ne suis pas très chaud, au propre et au figuré. Je sais que ce genre de vire innocente va nous projeter en très peu de distance au milieu d'une muraille vertigineuse, très impressionnante, et ira se perdre dans un dédale inextricable de couloirs, de vires et d'éperons sinistres. Avec en prime l'impossibilité de revenir en arrière si les conditions deviennent mauvaises. Donc je ne suis pas très chaud, mais j'opine néanmoins. On peut toujours jeter un coup d'œil. Au fond de moi je sais ce que cela veut dire.
C'est tout facile au début. La vire herbeuse initiale se faufile de façon pittoresque sous un vaste auvent qui fait caverne. Mais à la sortie, une discontinuité nous arrête. La vire se transforme en une dalle fuyante et mouillée et l'assurance de la corde est aléatoire. Je propose que l'on arrête là les frais car je ne sens ni la voie, ni le temps. Bref je me dégonfle. JP ne l'entend pas de cette oreille, et prend la tête. C'est son côté explorateur de cavernes qui prend le dessus. Hier, au pied de parois verticales c'est lui qui se dégonflait. Mais ici, dans un terrain subtil qui correspond mieux à ce qu'il connaît il a retrouvé toute son audace. De passage en passage nous franchissons des vires herbeuses faciles qui contribuent à nous faire pénétrer de plus en plus loin dans ce monde pervers. Je reprends la tête pour explorer la suite. Une longue traversée horizontale sans problème est interrompue par un passage délicat qui permet de prendre pied sur une petite plate-forme au-dessus de laquelle on aperçoit un piton rouillé. Nous estimons que nous sommes en train de croiser la voie Mailly dont nous avions envisagé l'escalade. Nous venons juste de prendre pied sur la petite terrasse qu'un grondement sourd se fait entendre, suivi des sifflements aigus et des ronflements caractéristiques d'une chute de pierres carabinée. Les projectiles passent au large, devant nous. Nous n'avons pas repris notre souffle que ça recommence. Nous nous plaquons au maximum contre la paroi, un œil vers le haut et voyons passer à grande vitesse des projectiles de toutes tailles qui hachent l'air dans un bruit déchirant. Vite, fuyons cet endroit malsain ! Vers le haut, vers la droite plutôt.
Dans ma précipitation j'arrive à bout de corde sans avoir trouvé un point de relais et la complexité du terrain m'empêche de communiquer avec JP. Corde tendue j'attends qu'il ait compris et qu'il me rejoigne. Ce qu'il fait en enlevant au passage un piton d'assurance que j'avais placé et qu'il pulvérise ce faisant un magnifique mousqueton "zicral" tout neuf. Le matériel était précieux à cette époque, d'où la colère !
Le temps se couvre irrémédiablement. Quelques flocons virevoltent autour de nous. De vires en virettes nous parvenons sur le bord d'un dièdre très ouvert, compact. C'est celui de la directissime sud de la Pointe Jean-Santé, ouverte l'année dernière. Notre seule ambition est de la traverser pour continuer en direction du cirque suspendu sous le Pentagone. L'ensemble est très aérien et ressemble à une super "vire des Aviateurs" (passage équivalent mais plus facile de la voie des Vires classique qui court au-dessus de nous). Trois pitons d'assurance sont nécessaires tellement c'est glissant. Concentré sur le passage je ne me rends pas compte de l'évolution de la météo. Nous sommes pris dans une bourrasque de neige. Le vent violent envoie à l'horizontale dans un sifflement aigu des paquets de neige collante. J'en prends plein la figure et réalise que c'est maintenant la tempête. Le paysage, non encore caché par la brume, semble mouvant derrière les rideaux de neige qui s'élèvent et s'abattent en tourbillons énormes. Théâtre fantastique ! A l'ouest l'Eperon Gris, colossal et sinistre m'évoque une photo de la Rote Fluh à l'Eiger par mauvais temps (non, nous n'y sommes pas encore allés, nous sommes simplement en phase de préparation). Au-dessus de nous ce ne sont que dalles rouges lisses, surmontées de surplombs renfrognés. A l'est surgit la masse de l'Aiguille Jolly, noire et marbrée de neige. Nous sommes au-dessus de sortes d'escaliers géants et déversés plongeant dans le vide, jusqu'à nulle part. La lointaine caillasse de la Grande Raillère ressemble à du sable. On voit encore Pombie, son refuge et son lac. Ah nostalgie et regrets ! Qu'il est loin ce monde paisible et accueillant !
Encore un passage salement athlétique et nous parvenons sur l'éperon bordant le cirque suspendu dans sa partie la plus basse. La neige qui, depuis un bon moment déjà gênait notre progression et nous faisait déraper devient encore plus abondante et de ce fait commence à poser des problèmes. Le cirque suspendu est remonté en faisant extrêmement attention. Chaque pas est mesuré, calculé car on ne sait pas ce que cache la neige mouillée qui tient mal.
Un bref conseil de guerre pour savoir si nous optons pour la descente par la voie des vires. Le brouillard s'est levé quelques instants, les bourrasques de neige se sont momentanément calmées mais le jour baisse c'est évident. Dilemme. Nous pensons que nous n'avons pas le temps dans les conditions actuelles de redescendre laborieusement cette voie que je connais bien pourtant pour l'avoir parcourue deux fois cet été. Que le plus rapide serait de monter sur la Pointe Jean Santé et descendre par le couloir Pombie-Peyreget, ou les vires de la pointe d'Aragon ? Quelles idées ! Je me crois toujours en été par bonnes conditions.
Mais il y a autre chose. Nous sommes à proximité de l'endroit où je suis venu il y a deux mois essayer de porter secours avec les CRS à trois jeunes étudiants toulousains victimes d'une chute de pierres. Deux étaient écrasés dans le cirque sud. On a retrouvé le troisième dans le pierrier 400 mètres plus bas. Terribles visions. L'évocation de ce drame nous donne envie de fuir vers le haut. Chassant au loin les pensées d'échec et d'accident nous montons le plus rapidement possible jusqu'au Pentagone. Le passage sur la dalle qui mène à la brèche avec une seule réglette pour les pieds s'avère très glissant, et la corde n'offre qu'une assurance précaire au leader. Sueurs froides.
La neige s'est accumulée sur le versant Pombie-Suzon que nous venons d'atteindre. Des courants d'air violents chargés de brumes remontent le couloir sombre et lugubre. Des choucas passent au-dessus de nous en poussant leur cri métallique caractéristique, qui ajoute une note sinistre à l'ambiance déjà lourde. Le jour baisse dangereusement, mais non la tempête. Il faut tracer dans la neige profonde et lourde et dégager chaque prise. Nous avons les mains gelées et la corde détrempée qui charrie des tombereaux de neige contribue à nous mouiller de pied en cap. Nous commençons à avoir froid. Notre équipement est trop léger pour affronter les conditions qui règnent maintenant. Je porte un simple pull et une feuille coupe-vent même pas imperméable ; l'anorak de JP semble un peu meilleur.
Nous parvenons avec peine à la brèche Jean-Santé dans laquelle le vent chargé de lourds flocons s'engouffre en hurlant. Mais que sommes-nous venus faire ici ? Descendre en rappel par le couloir Pombie-Peyreget que je ne connais pas et à la nuit tombante n'est pas très engageant, mais faisable à mon avis. Qui n'est pas celui de JP que l'idée de se pendre à une corde mouillée fixée on ne sait trop comment, qui risque de se bloquer au moment de la rappeler et qui aura un mal fou à glisser sur les vêtements (pas de descendeur à l'époque), bref que cette idée terrifie. Je n'insiste pas car je ne suis pas loin de rejoindre ses craintes. La solution qui nous reste est de passer par les vires d'Aragon, itinéraire que nous préférons en été pour descendre de la Pointe Jean-Santé. Pour atteindre ces vires il faut monter en direction de la Pointe d'Aragon, en empruntant la première partie du couloir Sanchette, agréable et facile en été.
Nous optons donc pour cette ultime solution qui, nous l'espérons ardemment, nous évitera de bivouaquer dans ces conditions dantesques. Nous n'arrêtons pas de bouger et malgré tout nous commençons à claquer des dents. Mais le moral est toujours là ! Je promets à JP que sitôt que nous serons parvenus aux fameuses vires, nous pourrons rejoindre "aux anneaux" la Grande Raillère, même s'il fait nuit. J'oublie simplement une fois de plus que nous ne sommes pas en été. Omission freudienne dirait mon professeur de psychologie !
NB. Grimper "aux anneaux" signifie que tout en restant encordés on ne s'assure plus et chacun tient une partie de la corde à la main enroulée en anneaux.
Nous attaquons donc le couloir Sanchette, plâtré, glissant, instable. On tire des longueurs de corde mais on n'arrive pas à sécuriser les relais, faute de pouvoir placer des pitons solides. Nous pataugeons dans une sorte de neige fluide, mouillée et mouillante, qui pénètre partout et de préférence dans les manches de l'anorak. Nous grimpons en silence, ruminant en nous-même cette pensée définitive : "Quelle sale blague, quelle sale blague…". Nous continuons à claquer des dents et une inquiétude grandissante s'insinue en nous. Même si nous n'en disons rien, nous sommes tacitement d'accord en nourrissant le ferme espoir que nous allons nous sortir indemnes de cet enfer. JP reste très calme et garde un sang-froid exemplaire pendant que je me bagarre en tête dans un terrain que je ne reconnais plus.
L'ambiance déjà sinistre au débouché du Pentagone devient tout à fait effrayante. Entre deux bouffées de brouillard une pâle lueur éclaire encore des parois encaissées qui plongent vertigineusement dans l'obscurité profonde du couloir Pombie-Suzon. Les puissantes rafales de vent qui s'y engouffrent nous font perdre l'équilibre. Doigts gelés, pieds itou, dérapages dangereux, rattrapages in extremis, obscurité. Un petit dièdre dégoulinant qui nous coupe la route nous donne beaucoup de peine et nous en sortons encore plus trempés. Par visibilité quasi nulle une dernière longueur de corde raide et dangereuse, terminée par un rétablissement très pénible sur un bloc coincé branlant me fait enfin émerger sur les fameuses vires d'Aragon tant attendues. Je suis accueilli par un vent furieux chargé de neige qui manque de me faire tomber en arrière. Je ne vois ni le vent ni la neige ni rien… il fait noir !
Mais nous avons toujours bon espoir de nous en sortir! Dès que JP émerge je lui hurle "aux anneaux !" comme nous le ferions en été sur ces dalles faciles… quand elles sont sèches ! Nous nous croyons sauvés, et rapidement nous lovons la corde pour entamer la descente. Nous n'avons pas parcouru trois mètres que j'entends un juron sonore derrière moi (souvent le dernier mot des alpinistes qui dévissent). JP a dérapé et part sur les fesses !! Alerté par le cri j'ai le temps d'enrayer sa chute d'une poussée violente. Il se rattrape. Nous restons là un moment sans bouger, cramponnés, hébétés par la neige qui cingle nos visages, envoyée par un vent violent et glacial qui nous paralyse et ne nous accorde aucun répit. Sous nos pieds plongent les abîmes de la face sud de la Pointe d'Aragon et nous sommes sur le tremplin qui a failli nous y expédier par une nuit noire de tempête. La précarité de la situation s'impose enfin à moi. Mourir ainsi, merci ! Car c'est bien ce que l'on risque à vouloir continuer. Malgré sa chute JP semble plus effrayé par la tempête et le bivouac que par les risques de la descente. Mais tout se conjugue pour me dissuader d'une telle entreprise. Le moral a fortement chuté, et je pense que pour aujourd'hui nous avons utilisé suffisamment de "vies" et que la chance risque de tourner.
Sans rien dire nous nous installons sur deux petites plate-formes superposées, à l'abri relatif des rafales de vent, mais pas des courants d'air qui circulent en tous sens. Les emplacements sont aménagés au mieux et chacun dans son coin se prépare à lutter de longues heures contre le froid et l'humidité.
J'essaie toutes les positions, mais aucune ne convient. Les pieds ont tendance à geler et je suis obligé de battre le rocher à intervalles réguliers. Les mains gèlent elles aussi et j'essaie de les rentrer le plus possible à l'intérieur des manches. Le corps est secoué de grands tremblements et je grelotte constamment. Un avantage, ça réchauffe ! J'arrive quand même à m'assoupir de temps en temps. Toute sortes de pensées incontrôlées affluent dans ma tête, émergent d'une conscience perturbée. Elles n'ont ni queue ni tête. Pourquoi une phrase lue dans le livre du refuge tourne-t-elle en boucle dans ma tête "…suis parfaitement d'accord avec mon ami Anglada et ne puis comprendre que les Espagnols d'Aragon soient aussi bêtes que certains Français… ". Je vois les lignes et j'entends la voix, car je connais l'auteur de cette diatribe.
A mesure que le froid nous gagne, remonte des pieds et des mains jusqu'en haut des membres, transpercés d'humidité que nous sommes, mouillés jusqu'aux os. La paroi suinte sur nous sans discontinuer, le vent siffle sans s'arrêter et ses rafales nous secouent et nous transpercent, faisant redoubler les tremblements et les claquements des dents. Je ne sens plus mes genoux : ils ne répondent plus et semblent de bois. La neige nous recouvre progressivement. Les pensées deviennent noires, car c'est le corps qui parle. Si ça continue nous ne reverrons plus le refuge, notre maison, un bon lit ou simplement de quoi manger. Cette dernière pensée envoie mon bras valide en direction du sac et j'y découvre un morceau de corned beef gelé que je dévore et dont j'ai encore le goût dans le palais, 45 ans après ! Le lendemain JP cherchera partout ce corned beef et me tancera vertement de ne pas l'avoir invité !
La nuit et ses misères n'en finissent pas. De noires, les pensées deviennent défaitistes. Le vague sentiment de ne plus appartenir au monde que nous connaissons, d'être livrés aux éléments sans espoir de retour. Remplis de doute sur notre capacité à continuer l'escalade demain matin, si nous parvenons jusque là, si nous ne sommes pas gelés. Le temps semble figé par le froid. Rien ne nous indique qu'il s'écoule. D'où l'intérêt d'une horloge qui permet de gérer les instants. Mais si nous avions eu nos montres auraient-elles résisté à toute cette eau ? (les montres étanches étaient rares à l'époque).
NB. Je ne me souviens plus de ce qu'il est advenu à JP mais en ce qui me concerne j'ai perdu la sensibilité des pieds et des mains pendant des semaines et leur peau est devenue toute noire. Nous n'étions pas loin de vraies gelures profondes ! De ma vie je n'ai eu aussi froid.
Pendant qu'un fin grésil crépite sur le capuchon de l'anorak, j'entr'aperçois, ô divine surprise, une pâle lueur qui éclaire le brouillard qui nous entoure. Le jour est revenu ! Et pour une fois nous nous serons réveillés de bonne heure ! Le plus dur est passé, pensons-nous, pleins d'espoir retrouvé. Nous grignotons les dernières provisions congelées (moins le corned beef !) encore assis sur nos plate-formes respectives. Une dure surprise nous attend : en voulant nous mettre debout nous sommes saisis de terribles crampes d'estomac et de tremblements convulsifs. Les jambes ne veulent plus nous porter, et nos mâchoires crispées par le froid nous empêchent de parler. Sans compter les doigts qui ne sentent rien. Nous sommes devenus de véritables infirmes.
Nous passons un long moment à nous dégourdir les membres, à essayer de les réchauffer pour les rendre mobiles, et malgré cela à chaque pas nous titubons, trébuchons. La tempête qui s'était calmée à l'orée du jour reprend de plus belle alors que nous entamons la descente. Mains gelées qui ne sentent plus les prises, eau qui dégouline dans les vêtements déjà trempés, pitons qui ne tiennent pas, tremblements ininterrompus de tout le corps, JP qui essaie d'aller le plus vite possible mais qui n'y arrive pas…
Alors que les difficultés sont derrière nous et que nous allons atteindre la Grande Raillère, la tempête se calme et le soleil fait même son apparition ! Le Grand Pic tout recouvert de neige resplendit, diaphane, sur un fond de ciel bleu. Splendeur. Nous oublions aussitôt toutes nos misères passées et nous mettons à plaisanter joyeusement sur la possibilité que nous avions eue de faire la première descente intégrale de la directissime Aragon ! Beau morceau en effet !
La Raillère est descendue l'esprit détendu et progressivement la chaleur revient dans nos membres. Nous regardons en passant "notre" voie des vires d'un œil mi-figue mi-raisin. Nous jurons qu'on ne nous y reprendra pas. A quoi ? Nous ne l'avons pas précisé !
Arrivés au refuge libérateur, dont nous avions rêvé toute la nuit, nous nous précipitons sur la nourriture et la boisson. Un quadruple Tonimalt© nous ressuscite littéralement (publicité gratuite, car ce merveilleux breuvage n'a toujours pas perdu de son aura pour nous, compagnon et témoin de toutes nos expéditions – et dont les boîtes servaient parfois de réceptacle aux messages laissés aux générations futures**).
Le temps s'est levé, le ciel est assez clair – ironie du sort, alors que nous sommes à l'abri. J'en profite pour faire quelques photos de l'Ossau et des environs. Nous supposons que nous sommes l'après-midi. L'heure de la sieste donc. Nous ne nous faisons pas prier et piquons un bon roupillon réparateur au chaud dans nos duvets, gavés comme des oies.
Au réveil le temps a changé, la nuit est tombée à nouveau (elle n'arrête pas ces temps-ci, une manie !!). Nous rangeons les affaires, préparons les sacs, nettoyons le refuge et attendons que les averses de grêle cessent au dehors pour entamer le retour. La lune nous gratifie de temps en temps de quelques lueurs qui nous aident un peu dans la descente des longues pentes herbeuses raides et glissantes, une fois de plus.
En bas le torrent a encore grossi, et le gué a disparu. Chacun court de son côté à la recherche d'un passage à sec sur des cailloux. Nous n'en trouvons pas et de colère nous traversons à grandes enjambées avec de l'eau jusqu'aux genoux. Nous restons décidément sous le signe de l'humidité ! La voiture nous attend, luisante sous la lune définitivement revenue de ses périples dans les nuages.
Nous pensons nous laisser transporter paisiblement par la petite berline, comme des bourgeois. Las ! Elle ne veut pas démarrer ! Et nous sommes obligés de la pousser jusqu'à la route. Dur, dur. Les vélos c'est bien moins lourd !
NB. Pendant longtemps les véhicules stationnaient au bord du torrent (source du gave de Brousset) à quelques centaines de mètres et en contrebas de la route du col du Pourtalet.
Nous descendons en roue libre jusqu'au lac de Fabrèges où madame daigne redémarrer mais dès Gabas il faut se rendre à l'évidence, c'est la panne sèche. Un comble par les temps qui courent ! Et n'allez pas croire, ça ne descend pas tout le temps jusqu'à Laruns ! Il faut souvent la pousser cette maudite bagnole. Comme quoi tout "progrès" génère sa contrepartie !
Et à Laruns, bien sûr, la seule station ouverte est de l'autre côté de la ville……

Comme on peut le voir, depuis 58, il y a eu de substantiels progrès en matière de risques pris et de retards accumulés !
Jean-Pierre est retourné à ses chères cavernes et ses habitants cavernicoles dont certains portent son nom. Quant à moi je reprenais l'entraînement avec Hervé deux jours plus tard en venant à Arudy pour inaugurer les rochers de la Fonderie et leur "Cima Ovest", en vélo bien entendu…


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